– Julien ? Julien Legrand ?
– Lui-même…
– Salut, Juju… C’est Émilie… Émilie
Toureau… Tu te rappelles ?
– Si je me rappelle ! Un peu que je
me rappelle… Comment tu vas ?
– Bien… Toi aussi ?
– Et les autres ? T’as des
nouvelles des autres ?
– C’est justement pour ça que je
t’appelle… Ça a pas été sans mal, mais j’ai retrouvé tout le monde… David…
Laure… Aline… Les cinq mousquetaires sont au grand complet… Alors ce qu’on a pensé… il y a quatre jours à
l’Ascension… et Aline propose de nous
recevoir tous chez elle…
– J’en suis… Tu parles si j’en suis…
On est tombés dans les bras les uns des
autres…
– T’as pas changé…
– Toi non plus…
– Oui, oh ! En dix ans quand même…
– Non… Non… Je t’assure… T’as pas
changé…
– Venez ! Restez pas là…
Aline nous a entraînés jusqu’à un
idyllique petit réduit de verdure…
– Vous avez les bouteilles ici… Les
verres là… Et les glaçons là-bas… Alors vous vous servez… Vous êtes grands
maintenant…
On a pris place dans les chaises-longues
et c’est parti dans tous les sens… Les souvenirs de la fac… Et qu’est-ce tu
deviens ? Et toi ? Qu’est-ce tu fais ? T’habites où ? T’es
en couple ?
– Pas tous ensemble… Sinon on n’y
arrivera jamais…
– Oui, c’est vrai, elle a raison…
Et on y a vu un peu plus clair…
Aline était responsable d’un magasin de
produits bio… Laure assistante de direction… Émilie décoratrice… David attaché
commercial…
– Et toi ?
Moi, j’écrivais des romans policiers…
– On arrive à en vivre ?
– Il y a des hauts… Et il y a des bas…
– En tout cas ce qu’il y a de sûr…
personne n’est en couple…
– Mais tout le monde l’a été…
– Justement… C’est pour ça…
– On ne m’y reprendra pas…
– Ah, non alors ! Moi non plus…
Un bourdon a foncé droit sur Émilie qui
s’est recroquevillée sur son transat…
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
Qu’est-ce qu’il me veut ? J’ai horreur… Ces bêtes-là j’ai horreur…
– Mais ça pique pas... !
– J’ai horreur quand même…
Il s’est obstiné à lui virevolter autour
de la tête… Qu’elle s’est cachée entre les mains…
– Il est parti ?
Il était pas parti, non… Il lui a
effleuré le genou en titubant, lui a frôlé la cheville, hésité à s’y poser…
Elle a crié, s’est rejetée en arrière, a, en catastrophe, ramené ses jambes
précipitamment repliées sous elle…
David s’est levé, a chassé en riant le
volatile qui s’est éloigné en zigzaguant…
– Eh ben dis donc !
– J’y peux rien… C’est plus fort que
moi… Ça se commande pas ces trucs-là…
– Non, c’est pas ça, mais…
– Mais quoi ?
– T’as pas oublié quelque chose ce matin ?
– Ma culotte ? C’est ça que tu veux
dire ? Je suis désolée… S’il y avait pas eu cette saloperie de bestiole…
– Oh, mais t’as pas à être désolée… Pas
du tout…
– J’ai pas oublié, non… Mais c’est que…
c’est rare que j’en mette une… On est tellement mieux sans… C’est tellement
plus agréable comme ça…
– Pour les autres aussi, je confirme… Pour
les autres aussi… Je regrette pas d’avoir vu ce que j’ai vu…
N’empêche que ça avait dû la mettre
quelquefois dans des situations drôlement embarrassantes de se balader comme ça
sans culotte, non ?
– Ah, ça ! Vous pouvez le dire…
Mais enfin bon… C’est un risque… Je sais à quoi je m’expose… Il y aura toujours
des impondérables… Et puis c’est quand même pas si fréquent que ça non plus… En
règle générale je fais quand même attention…
– J’aime beaucoup ton « en règle
générale… »
– Et du moment que tu tombes pas sur le
gros lourd de base…
– Mais… je peux te poser une
question ?
– Dis toujours…
– Ça remonte à quand cette charmante
habitude ?
– Oh, à loin… J’étais encore au lycée…
Avec une copine… Toutes les deux ensemble on s’y était mises…
– Ce qui veut dire que quand on était en
fac tous les cinq…
– La plupart du temps j’en avais pas,
non…
– Mais c’est dégueulasse ! Tu te
rends compte de quoi tu nous as privés, Julien et moi ? On aurait pu y
penser… Partout où on était avec toi… Chaque fois qu’on était avec toi… En
amphi… Au resto U… Au café… Comment tu nous aurais fait rêver… Fantasmer… Ah,
non, non ! Tu nous dois des compensations… De sérieuses compensations…
– Ben voyons ! Et tu entends quoi
par là ?
– Je sais pas encore… Oh, mais je
trouverai… D’ici dimanche j’aurai trouvé… Mais dis-moi… Il y en a qui s’en sont
rendu compte ?
– À la fac ? Je crois pas, non…
Mais par contre à la même époque… Bien malgré moi c’est arrivé… Avec un type… Un
client… Parce que – je sais pas si vous vous rappelez – je remplaçais mon oncle
à son magasin des fois… Qu’il puisse aller faire le tour de ses fournisseurs…
Comment il m’agaçait ce bonhomme… Dès qu’il voyait que c’était moi à la caisse
il rappliquait… Et je l’avais planté là comme un piquet pendant des heures… À
soliloquer… À faire le beau… À pas savoir quoi inventer pour se rendre
intéressant… Pour que je l’admire… Déjà que j’ai horreur de ces types qui se
croient irrésistibles, mais celui-là au moins cinquante balais il avait en
plus ! Comment ça me vexait qu’il puisse s’imaginer qu’à son âge il avait
le moindre début de commencement de chance avec moi… J’avais pas le choix
n’importe comment… Fallait que je supporte… Bon gré mal gré… C’était un client…
Et les clients… À moins qu’ils se montrent carrément grossiers ou incorrects
faut faire avec… Et c’était pas le cas celui-là… Il sortait pas des clous…
Jamais… Non… Il parlait… Il se contentait de parler… De faire la roue… Histoire
de m’en mettre, à ce qu’il croyait, plein la vue… Et moi, juchée derrière ma
caisse, je bouillais… Je bouillais littéralement et je me balançais,
d’énervement, sur mon tabouret… Plus il s’attardait, plus ça durait et plus je
bouillais… Et plus je me balançais… Et ce qui devait finir par arriver est
arrivé… À force de me balancer tant et plus comme ça – et je peux vous dire que
j’y allais de bon cœur – je suis partie à la renverse… Dans un mouvement
incontrôlé pour rétablir mon équilibre compromis j’ai jeté les bras en arrière
et j’ai, d’instinct, ouvert les jambes au large… Vous imaginez sans peine quel
spectacle je lui ai alors offert... Et un spectacle qui a duré… Parce que je
n’étais pas complètement tombée : les étagères, derrière moi, avaient
arrêté ma chute… Du coup je luttais… Je luttais désespérément, la jupe remontée haut sur les cuisses, pour nous remettre d’aplomb, le tabouret et
moi… En mouvements désordonnés et longtemps infructueux… En mouvements qui
continuaient à lui offrir une vue imprenable sur ce qui aurait dû lui rester à
tout jamais caché… Venir m’aider ? Il n’y songeait même pas… Il fixait
goulûment mon entrejambes, les yeux exorbités… Ça a duré, mais ça a duré !
Une éternité ! C’est seulement quand j’ai enfin réussi à me redresser,
écarlate, qu’il s’est précipité… « Vous vous êtes pas fait mal au
moins ? C’est sûr ?! Vous vous êtes pas fait mal ? » Non,
non… Ça allait… Merci… Des clients sont entrés… Dont il a fallu que je
m’occupe… D’autres encore… Il a fini par s’éclipser, découragé… Et – aussi
bizarre que ça puisse paraître – il n’est jamais revenu… À mon grand soulagement…
Parce que qu’est-ce que je pouvais appréhender !
– Ça l’a peut-être tué…
– Oui… Le soir même, en y repensant,
paf ! L’infarctus…
– En attendant… En douce que ça t’a pas
vaccinée…
– Si ! Quelques jours… Et puis…
Non, parce qu’on se sent vraiment trop bien sans rien…
– Pourquoi tu souris, Aline, avec cet
air entendu ? Parce que toi aussi tu te balades comme ça ?
– Non… Non… Oh, ça m’est bien arrivé,
oui, mais rarement… Non… C’est parce que ce qu’elle vient de raconter Émilie ça
me rappelle un truc qui s’est passé un jour pour moi dans une cabine d’essayage…
– Eh ben vas-y ! Raconte,
quoi !
– Plus tard… Cet après-midi… Parce qu’il
serait peut-être temps de passer à table, non ?
– On s’en fiche… On est en vacances… On
a tout notre temps… On mangera après… Allez, raconte !
– C’était… C’était le lendemain de mon
anniversaire… Elle s'était pas
fichue de moi pour une fois ma tata... "Tiens, tu t'achèteras ce que tu
veux..." Et elle m’avait glissé un gros billet dans la main… Mais vraiment
un gros gros billet... Ce que je voulais ? D’abord, pour commencer, un
jean... Un jean repéré depuis des semaines et des semaines en vitrine... Un
jean moulant… Bien serré… Un jean que j'étais loin d'avoir les moyens de me
payer... J'ai foncé... Le magasin… Et là... Là... Non, mais c'était pas vrai!
Évidemment, ça ! Évidemment, comme par hasard, il y avait plus ma
taille... À moins que... Ça devrait quand même le faire le 38... J'avais perdu
pas mal ces derniers temps... Oui... Ça allait le faire...
Il allait falloir que ça le fasse n'importe comment... J'avais trop envie...
Et, dans la cabine, j'ai tiré, insisté... Je me suis tortillée… Cabrée… J’ai
rentré le ventre… J’ai ondulé… Et j’ai enfin réussi à entrer dedans… Sauf que…
Pas moyen de le fermer… Avec la meilleure volonté du monde… Impossible… Et de
cinq bons centimètres il s’en fallait… Pas la peine d’insister… La mort dans
l’âme, j’ai entrepris d’en sortir… Nouveaux tortillements… Nouveaux
déhanchements… La culotte a suivi… J’ai tenté de la retenir… De la ramener… Mais
elle s’était emberlificotée dedans… Et pas qu’un peu… Tant pis… Pas grave… Je
la récupèrerais bien en bas… En l’enlevant le jean… Sauf qu’en bas, à hauteur
des chevilles, ça a coincé tout ça… Et que je te tire… Et que j’essaie de
m’aider de l’autre pied pour en sortir… Et que je m’énerve… Putain ! Mais
ça va le faire, oui ? Ça va le faire ? Que je m’énerve de plus en
plus… Et qu’à force de me démener je perds l’équilibre… Grave… Et que je me
rattrape à ce qui me tombe sous la main… Le rideau… Le rideau de la cabine… Je
m’agrippe à lui… De toutes mes forces… Avec tant de conviction qu’il cède… Que
j’arrache tout… Et que je m’étale de tout mon long au beau milieu du magasin…
Vous imaginez le tableau ? La fille, le cul à l’air, qui tente
désespérément de se redresser – aussi vite que possible – sous les regards
abasourdis d’une douzaine de personnes, clients et vendeurs, figés dans une
immobilité stupéfaite… J’y suis parvenue… À me relever… J’y suis parvenue… Tant
bien que mal… Pour mettre aussitôt le cap sur la cabine voisine… À petits pas
ridiculement lents, entravée que j’étais aux chevilles par ce jean que je traînais comme un boulet… Il y
avait quoi ? Deux mètres jusque là… Peut-être trois… Une éternité… Des
kilomètres… Mais à l’abri enfin… En sécurité… Je me suis laissée tomber sur le
tabouret… Épuisée… Meurtrie… De l’autre côté un rire… Masculin… Un autre… « T’as
vu ce petit cul ? » Des mots que je n’ai pas compris… Et puis une
voix de femme… « Elle pourrait se la débroussailler un peu quand
même… » Encore des rires… Moqueurs… D’autres… Le silence… Et
maintenant ? J’étais là, à poil, sur mon tabouret… Avec cette saloperie de
jean sur les pieds… Et mon pantalon à moi dans la cabine d’à côté… « Je
peux vous aider ? » Une voix, de l’autre côté du rideau… Elle
pouvait, oui, la vendeuse… Elle pouvait… En m’apportant mes affaires… Ce
qu’elle a fait… Avec un petit sourire entendu… J’ai enfin réussi à me libérer
de ce fichu jean… Je me suis rhabillée… J’ai pris ma respiration, bien à fond,
et je me suis bravement lancée… J’ai traversé le magasin… Sans regarder
personne... Avec une seule idée en tête… Atteindre la porte… L’atteindre le
plus vite possible… « Et revenez quand vous voulez… Tout le plaisir sera
pour nous… » Au moment où je posais la main sur la poignée… Le patron… Il
m’a bien semblé que c’était le patron… Mais j’étais dehors… Sauvée… Au coin de
la rue j’ai pris mes jambes à mon cou…
– Et t’es allée acheter ton jean
ailleurs…
– Même pas, non… L’envie m’en était
passée du coup… Non… Des tonnes de musique je me suis pris à la place… Mais…
– Mais ?
– Mais c’est bizarre comment on peut
être des fois … Parce que pendant des mois et des mois y repenser à ce truc –
et, j’avais beau m’en défendre, ça m’arrivait presque tous les jours – c’était insupportable… J’étais morte de
honte… Et puis – je sais pas pourquoi – petit à petit ça s’est mis à changer… À
devenir nettement moins désagréable… J’essayais plus de le chasser ce souvenir…
Au contraire… Je me surprenais même, de plus en plus souvent, à le faire délibérément
venir… À le savourer… Oui… je crois que c’est le mot qui convient… À le
savourer… À en revivre complaisamment chaque instant… Et à regretter… À
regretter de ne pas pouvoir les ramener tels qu’ils étaient les gens… Avec
leurs réactions… De surprise… D’amusement… D’ironie… Leurs sourires… Leurs
mimiques… Parce que, sur le moment, j’avais fui leurs regards… J’avais gommé
leur présence… Si c’était à refaire…
– Je comprends très bien ce que tu veux
dire, Aline… Et ce que tu ressens… Parce qu’il m’est arrivé exactement la même
chose avec mon bonhomme du tabouret… Autant sur le moment je me sentais vexée,
mais vexée ! Autant, après, plus tard, en repensant à la tête qu’il
faisait ce jour-là en me regardant... Et pourtant je pouvais pas le voir ce
type… Ah, non alors ! Et même, tiens, que je vous dise… Eh bien à trois ou
quatre reprises j’ai délibérément pris des risques… En me balançant
inconsidérément sur mon tabouret… En sachant pertinemment qu’à tout moment je
pouvais perdre l’équilibre… Ça ne s’est pas produit… Ça aurait très bien pu...
– Confidence pour confidence, j’ai été à
deux doigts, il y a quelques mois, d’arracher volontairement le rideau d’une
cabine d’essayage…
– Eh ben dites donc, les filles…
– Bon… Mais… et toi, Laure ?
– Oh, moi !
– Tu vas pas faire bande à part ?
T’as bien un petit quelque chose à nous raconter… Comme les copines… Non ?
– Oui… Si… Peut-être… Mais ça va
vraiment être un petit quelque chose… Et en comparaison de ce que…
– On s’en fiche… Allez ! Vas-y !
On t’écoute…
– Je sortais avec Dimitri à l’époque…
– Dimitri… Oui ! Je me souviens de
ce type… Ça a pas duré très longtemps vous deux… Il était d’une jalousie !
– Oui… Il vous supportait pas vous
autres… Et il a fini par me sommer de choisir… C’était vous ou lui… Ça a été
vite vu ! Il m’en a voulu, mais voulu !
– C’est vrai que nos histoires de
couple, aux uns comme aux autres, elles faisaient jamais long feu…
– On était tellement complices aussi
tous les cinq… On partageait tellement de choses… Que ça laissait pas beaucoup
de place pour qui que ce soit d’autre…
– Et que, de l’extérieur, c’était
difficilement compréhensible…
– Bon, mais si on la laissait raconter
plutôt… Vas-y, Laure…
– Donc… c’était nos tout tout débuts à Dimitri
et à moi… À peine une semaine qu’on sortait ensemble... Et donc, ce soir-là –
ce n’était pas prémédité – je me suis retrouvée chez lui… Sans affaires de
rechange… Rien… On a fait les fous… On a chahuté… Et… Et il m’a arraché la
culotte avec les dents… En lambeaux il me l’a mise… Inutilisable… Pas d’autre
solution le lendemain matin que de m’en passer… Et de filer à la fac comme ça…
D’un côté, j’avais mon sac, plein comme il est pas permis et, de l’autre, cinq
ou six bouquins achetés la veille que j’avais, pour les maintenir ensemble,
entourés d’une sangle… Je traversais tranquillement le campus quand… une
bourrasque soudaine… Une bourrasque d’orage d’une intensité… D’une violence
inouïe… On était en mai… Il faisait un temps magnifique… Je portais une robe
légère… Sous laquelle le vent s’est engouffré… Une robe qui a claqué comme un
drapeau… Qui s’est soulevée… Relevée haut… Jusque sur les hanches… J’ai lutté
pour la rabattre, comme j’ai pu, tant que j’ai pu… Maladroitement et sans
succès, encombrée que j’étais, de mon sac et de mes bouquins… Que j’aurais dû
lâcher, mais auxquels je m’accrochais, au contraire, comme à une bouée… Et ce
coup de vent qui durait, mais qui durait ! Qui a tout de même fini, à mon
grand soulagement, par retomber… Ma robe aussi… Est-ce qu’on avait vu ? Un
petit coup d’œil autour de moi… Aussi discret que possible… On avait vu, oui…
Deux types, sur la droite, hilares… Un autre, un peu plus loin, qui me couvait
d’un regard stupéfait… Et puis… Je vous le donne en mille… Et puis… Domingo…
Là-bas… À l’entrée…
– Domingo ? Oh, la la ! Ma
pauvre…
– Je te le fais pas dire… Domingo, oui…
Domingo qui m’a attendue sur le pas de la porte… Et qui m’a gratifiée d’un… «
Tsss… tsss… tsss… » appuyé en me menaçant du doigt… Je suis passée devant
lui écarlate…
– J’aurais pas voulu être à ta place,
après, en cours…
– Non… Non, parce qu’on était en fin
d’année et que je les ai séchés ses cours… Mais il était dit que la chance
n’était pas de mon côté… Parce qu’à l’examen, à l’oral, comme par hasard, c’est
sur lui que je suis tombée… Et il s’en est donné à cœur joie… Tout en
allusions… Qu’il croyait fines… En sous-entendus graveleux… J’étais
complètement déstabilisée… Incapable d’aligner trois mots cohérents les uns à
la suite des autres…
– Quel obsédé ce Domingo quand
même !
– Ça… le moins qu’on puisse dire, c’est
que sa réputation n’était pas surfaite… La preuve !
– Et alors ton examen du coup ?
– Il m’a mis quatorze… Mais je me
demande encore ce qu’il a bien pu noter… J’étais muette comme une carpe…
– C’est clair comme de l’eau de roche ce
qu’il a noté…
– Quel salaud ! Non, mais quel
salaud !
– Bon, dites, c’est pas tout ça… Je sais
pas vous, mais moi je commence à avoir une sacrée dalle…
Émilie a protesté…
– Oui, mais c’est pas très juste tout
ça… Parce que nous, les filles, on a raconté alors que vous, les garçons, vous
êtes passés à travers… Et pourtant je suis sûre que vous aussi vous vous êtes
quelquefois trouvés dans des situations…
– Qui sait ?
– Peut-être bien, oui…
– Ah… Vous voyez…
– Ils raconteront… Ils vont raconter… Mais
d’abord… on va manger…
– T’as l’air crevé…
On venait tout juste de finir d’avaler
nos cafés…
– Depuis trois heures ce matin que je
suis levé…
– Va faire un petit bout de sieste…
C’est la première porte à droite en haut de l’escalier ta chambre…
Je me suis pas fait prier…
Quand je suis redescendu Laure lisait,
seule sous la tonnelle…
– Ils sont où les autres ?
– Partis faire un tour…
– Pas toi ?
– Moi, tu sais, si j’ai pas mon compte
de lecture dans une journée…
– Je sais, oui, c’est vrai, j’me souviens…
Bon… Eh bien ça va nous donner l’occasion d’un petit aparté alors… Comme au bon
vieux temps…
– Il y a quelque chose que je m’explique
pas… C’est comment on a fait pour se perdre de vue comme ça tous les cinq… On
était cul et chemise… Tout le temps ensemble… À partager des tas de choses… Et
du jour au lendemain…
– Il y a eu le boulot… Aline est partie
à Annecy… David à La Rochelle… On s’est éparpillés…
– On aurait pu rester en contact…
– On l’a fait…
– Un temps… Et puis…
– C’était plus pareil… Ça pouvait plus
l’être… On n’avait plus nos repères à nous…
– Finalement le danger est venu de là où
je l’attendais pas… Parce que ce que je me disais, moi, à l’époque, quand j’y
pensais, c’est qu’à force de papillonner comme ça, tous les cinq, à droite et à
gauche, on allait bien finir par tomber, à la longue, tous autant qu’on était,
sur quelqu’un dont on serait vraiment amoureux… Et que ça allait nous séparer…
– Tu trouves pas ça bizarre quand même
qu’au bout du compte il y en ait aucun qui soit en couple ? À trente ans
passés…
– Un peu, si… Tu crois que ça a un
rapport avec nous ? Avec nous cinq ?
– Peut-être… Je sais pas…
– Peut-être qu’en réalité c’est les uns
des autres qu’on était amoureux… Même si on s’en défendait farouchement… Si on prétendait
sans arrêt le contraire…
– Justement…
– Et peut-être aussi qu’on savait, tout au
fond de nous-mêmes, qu’on finirait forcément par se retrouver…
– Pour, cette fois, ne plus jamais se
quitter ?
Ils sont rentrés ravis de leur
promenade…
– Aline nous a fait découvrir des
endroits magnifiques…
– Et on est passés devant un de ces
petits restaurants… On vous dit que ça… Du coup… Le plan…
– C’est qu’on y mange ce soir…
– Voilà… Vous avez tout compris…
Les filles se sont levées…
– On va se préparer…
– Faites-vous belles, hein ! Qu’on
soit fiers de vous…
On les a regardées s’éloigner…
– C’est bizarre comment ça a tourné tout
ça… Tu trouves pas ?
– On en parlait justement tout à l’heure
avec Laure…
– Depuis qu’on est arrivés ici j’arrête
pas de me dire que j’ai sûrement loupé quelque chose quelque part…
– Tu n’es pas le seul…
– Que j’aurais peut-être pu être
heureux…
– Avec laquelle des trois ?
– C’est bien là toute la question… Si
j’avais été en état de faire un choix il y a longtemps que je l’aurais fait…
– Et peut-être – j’en sais rien, mais
peut-être – que, de leur côté, elles sont exactement dans le même état d’esprit
à notre égard…
– Tu sais ce que je crois ? C’est
que c’est la meilleure chose qui nous soit arrivée de se rencontrer tous les
cinq… Mais que c’est aussi la pire…
Elles ont fait leur réapparition…
– Vous êtes ravissantes… Toutes plus
ravissantes les unes que les autres…
– Et puis… vous savez quoi ? On a
décidé de vous faire rêver… On n’a pas mis de culotte… Aucune des trois…
La serveuse nous a installés dehors…
Sous la glycine… Servi l’apéritif…
– Qu’est-ce qu’on est bien !
– Ça ! Tu peux le dire… Bon, mais
allez, Julien… À ton tour… Tu racontes ?
– Là ? Maintenant ?
– Ben oui… Oui… On a hâte…
– Bon… Eh bien alors… Je l’avais
rencontrée en boîte… Une petite brune… Pas mal… Qui m’avait fait comprendre, à
grands coups d’œillades appuyées, que je lui plaisais… On avait dansé,
langoureusement enlacés… Et puis le scénario classique… J’avais garé ma voiture
dans un petit chemin creux… Baissé les sièges… Elle était ardente… Prenait,
sans complexes, toutes sortes d’initiatives… Et on a eu envie de se revoir…
« Viens chez moi… Samedi… On sera tout seuls… Ils seront pas là mes
parents… Ils vont à un mariage… » Chez elle c’était un grand appartement,
très clair, avec d’immenses baies vitrées et une terrasse qui en longeait toute
la façade arrière en bordure d’un grand parc sans vis-à-vis… Elle a mis de la
musique… Fort… Très fort… « Ça t’ennuie pas ? J’adore ça le faire en
musique… » Ça m’ennuyait pas, non… Pas du tout… Et on est tombés sur son
lit… Et je peux vous dire que ça a donné… Insatiable elle était… Mais enfin il
a quand même bien fallu finir par marquer une pause… Dont j’ai profité pour
aller fumer une cigarette sur la terrasse… Que j’ai arpentée de long en large…
À poil… En me grattant les fesses… En me soupesant les coucougnettes… En me
stimulant consciencieusement… Parce qu’elle allait encore être demandeuse
l’autre là-dedans… Il allait falloir que j’assure… Et, du coup, j’y allais de
bon cœur pour me remettre en état de marche… C’est à ce moment-là que je les ai
aperçues… Trois têtes… Trois têtes de filles hilares derrière la baie vitrée de
la salle de séjour… J’ai précipitamment battu en retraite… Ai couru me réfugier
dans la chambre… « Il y a quelqu’un… À côté… Il y a quelqu’un… »
« Qui ça ? » « Je sais pas… Des filles… » « Ma
sœur… sûrement… » Elle est allée voir… Il y a eu de grands rires… De
grandes exclamations… « C’est bien elle… Avec des copines… Bon, mais on
s’en fout… C’est pas la première fois qu’elle m’entend m’envoyer en l’air avec
un mec ma soeur… Et c’est pas la dernière… » Elle s’en foutait peut-être,
mais moi ça m’avait fait perdre mes moyens tout ça… Déjà que je commençais à
être au bout du rouleau… Elle a pas insisté… A prétexté qu’elle avait des
choses urgentes à faire… « On s’appellera… On se fera signe… » On
savait, l’un comme l’autre, qu’il n’en serait rien… Elle m’a raccompagné... Les
rires moqueurs des filles aussi… Tout au long de ma traversée de la salle de
séjour…
– Eh ben dis donc !
– Et tu l’as jamais revue ?
– Jamais, non…
– Il y a quand même un truc que je me
demande… C’est pourquoi, tous autant qu’on est, on s’est pas raconté tout ça à
l’époque… Quand ça se passait…
– Eh ben moi, ce que je me demande,
c’est pourquoi on se le raconte maintenant tout ça… Parce que ça fait dix ans
qu’on s’est pas vus… On aurait des foules de choses à se dire… Eh ben non… C’est
là-dessus qu’on focalise depuis ce matin… J’ai rien contre, hein, mais bon…
– C’est ta faute aussi… Si t’avais pas
fait voir que t’avais pas de culotte…
– Ben voyons !
– Peut-être qu’on avait besoin de
commencer par se raconter tout ça justement parce qu’on l’a pas fait quand
c’était le moment…
– Ce qui nous ramène à la question
d’Aline… Pourquoi on l’a pas fait ?
– Parce qu’on s’est toujours tenus
soigneusement éloignés entre nous de tout ce qui pouvait avoir une quelconque
connotation sexuelle… Par peur, peut-être, que si quelque chose de cet ordre-là
surgissait entre nous ça ne détruise à tout jamais notre belle entente… Que ça
ne finisse par nous séparer…
– Ce qui voudrait dire que maintenant ça
nous fait plus peur ?
– Dans un sens, sûrement, oui…
– Qu’est-ce qu’il y a, Aline ? T’as
pas l’air d’accord…
– Si… Si… Mais est-ce que ça a vraiment
de l’importance tout ça ?
– Elle a raison… Si on s’aventure sur ce
terrain-là… Si on commence à couper les cheveux en quatre… Laissons tout
simplement les choses venir comme elles en ont envie… Et, à ce propos
d’ailleurs, c’est au tour de David de raconter…
– À moins qu’on marque une petite pause…
Je vois qu’on apporte les entrées…
– Mais oui… après… au dessert…
– D’autant que… je ne voudrais effrayer
personne, mais elle risque d’être longue mon histoire…
Au dessert David a constaté…
– C’était un vrai grand plaisir, les filles,
ce repas avec vous…
– Merci… C’est gentil…
– Un double plaisir… Celui de votre
présence… De votre conversation… Et puis…
– Et puis ?
– Et puis celui de savoir que sous vos
robes toutes les trois…
Elles ont ri…
– Ah, ça vous fait de l’effet, ça, hein ?!
– Faut reconnaître… Et pas qu’un peu…
Mais dommage quand même qu’on sache pas tout…
– Tout ? Tout quoi ?
– Ben comment c’est… Si vous êtes
épilées… Si vous avez des piercings… Tout ça…
– Ah, je vois…
– Oui, ben pas nous justement…
– Vous êtes bien curieux !
– De vous ? Oh, oui !
Tellement…
– Alors disons, pour satisfaire votre
curiosité, qu’il y en a une qu’est restée naturelle, une autre qu’est
intégralement épilée… Et quant à la troisième les bords sont lisses, mais elle
a gardé la touffe au-dessus… Ça vous va ?
– Oui… Enfin non… Non… Pas du tout…
Qui ? Qui est comment ?
– Ah, ça, mes petits chéris… À vous
d’imaginer… De supputer… De rêver…
– Hein ? Mais c’est de la torture…
– Tout de suite les grands mots… Bon…
Mais t’avais pas quelque chose à nous raconter plutôt, toi, David ?
– Maintenant ? Là ? Vous
voulez ? On attend pas d’être rentrés ?
Aline a hoché la tête…
– Moi, j’avais pensé… On aurait pu faire
un petit tour en boîte avant, non ?…
J’ai fait danser Laure… Qui m’a chuchoté
à l’oreille…
– On avait raison, je crois… C’est les
uns des autres qu’on est amoureux… Qu’on a toujours été amoureux… C’est pour ça
que… Non ? Tu crois pas ?
– C’est de plus en plus évident…
– Ça l’est pour nous… Pas forcément pour
eux…
– Laissons-les le découvrir alors… C’est
imminent…
– Je suis heureuse… Tu peux pas savoir
comme je suis heureuse…
Et puis Aline…
– Alors ? Qu’est-ce tu penses de
mon initiative ? J’ai pas bien fait de nous réunir ?
– Oh, que si !
– Des mois que ça me démangeait… Mais
j’appréhendais… D’être la seule à en avoir envie… Que ce soit le fiasco… Qu’on
n’ait plus rien à se dire… Devenus complètement étrangers les uns aux autres…
– Te voilà rassurée…
– Oui, mais ce qu’il faudrait pas
maintenant, c’est que dimanche soir chacun rentre chez soi comme si de rien
n’était…
– Et qu’on reste dix ans sans se donner
signe de vie…
– Ça m’étonnerait… Ça, maintenant, ça
m’étonnerait beaucoup…
– Oui, hein ?
Et enfin Émilie… Qui s’est abandonnée
dans mes bras… Qui m’a menacé du doigt…
– Chut… Veux-tu être sage !
– Mais je le suis…
– Toi peut-être, mais…
– Ça, ça ne se commande pas… Désolé…
– Tu n’as pas à l’être… C’est loin
d’être désagréable…
– Tu sais à quoi je pense ?
– Ce à quoi tu penses, non… Mais ce dont
tu as envie, oui…
– Et ?
– Et peut-être bien que j’ai envie de la
même chose…
– Que ça fait très longtemps qu’on en a
tous les deux envie…
– Plus de dix ans…
– Alors dans ces conditions…
– Dans ces conditions on peut bien
attendre encore un peu… On n’est plus à ça près…
– Attendre ?! Mais attendre
quoi ?
– Tu devines pas ?
– Si… C’est tous les cinq qu’on s’est
retrouvés… Qu’on est ensemble… L’équilibre est encore fragile… Et il suffirait
d’un rien…
– Voilà… T’as tout compris…
Et
nos lèvres se sont juste rapidement effleurées…
Émilie a fait son apparition en haut de l’escalier… Et on a tous applaudi…
– Putain… comment j’ai dormi !
– Oui, ben ça on a vu…
– Faut dire aussi qu’on est rentrés
tellement tard hier soir… ou plutôt… ce matin…
– Bon… Mais perdons pas de temps…
Maintenant qu’on est tous là David va enfin pouvoir nous raconter son histoire…
Allez, vas-y, David… À toi…
– Oui, ben donc… Cette année-là je
devais partir, avec trois copains, dont deux frères, une semaine aux sports
d’hiver… Tout était depuis longtemps prévu, organisé, retenu, loué… On s’en
faisait une véritable fête… Sauf qu’au dernier moment… la grand-mère des deux
frères à l’agonie… Plus question pour eux de vacances à la neige… Quant au
troisième, Lionel, il n’avait pas la moindre envie de partir sans les deux
autres… « C’est mes potes… Je peux pas leur faire ça… » Sa sœur,
Aurore, elle, n’avait pas ces scrupules… « Je viendrais bien, moi, à sa
place ! » Et pourquoi pas ? Je l’aimais bien Aurore… On avait
passé, l’année précédente, un trimestre ensemble en fac… Le temps qu’elle se
rende compte qu’elle n’était décidément pas faite pour ça et qu’elle se décide
à emprunter une autre voie… « Moi, mon truc, c’est plutôt l’artistique
finalement… » Elle était directe, spontanée, bonne vivante et on s’était
toujours très bien entendus tous les deux sans qu’il y ait jamais eu quoi que
ce soit d’ambigu entre nous… Alors oui, pourquoi pas ? « Mais alors
j’amène mes copines Lucile et Sarah… Je fais jamais rien sans elles… » Ces
deux filles je les avais entraperçues trois ou quatre fois en allant voir
Lionel… Agréables, sympathiques, et, en plus, ce qui ne gâtait rien, fort
jolies… Elles suivaient des cours de dessin et de photo sur la nature réelle
desquels, tout comme Aurore, elles étaient restées, quand j’avais voulu
m’intéresser à ce qu’elle faisaient, très évasives… « Alors ? Je les
amène ? Je peux ? » Évidemment… Évidemment qu’elle pouvait… Et,
un beau matin de février, on a pris la route… Tous les quatre…
– Avec trois petites nanas pour toi tout
seul… Sacré veinard…
– Veinard… Si on veut… Parce qu’il y
avait pas une heure qu’on skiait que je me ramassais une de ces gamelles…
– T’avais voulu les épater, je suis sûre…
– Mais non, mais… Enfin si !
Peut-être un peu… Quoi qu’il en soit, je me suis retrouvé avec le genou dans le
plâtre ainsi que, pour faire bonne mesure, le poignet gauche…
– Eh ben ça commençait bien les
Vacances…
– Oui, oh, dans un sens on peut même dire
qu’elles étaient finies… Parce qu’il était évidemment exclu que je les
accompagne sur les pistes… Pas question non plus de faire les courses… Ni même
de préparer les repas… J’étais réduit à l’impuissance et je traînais mes mornes
journées en longueur devant la télé en attendant leur retour… Dès qu’elles
étaient rentrées elles étaient aux petits soins pour moi… Elles m’arrangeaient
les oreillers, m’aidaient à m’installer à table, me coupaient ma viande,
m’épluchaient mes fruits… J’étais comme un coq en pâte… C’est Aurore qui a posé
la question au soir du troisième jour… « Et pour te laver tu fais
comment ? » Oh, je me débrouillais… Devant le lavabo… Parce que pour
la douche il fallait escalader le rebord de la baignoire… Et ça, dans ma
situation ! Elle l’a spontanément proposé… « Je peux t’aider si tu
veux… » Et les deux autres de surenchérir… « Trois jours sans douche,
moi, alors là je pourrais pas… » « Oui, parce qu’on peut bien dire ce
qu’on veut, mais devant le lavabo ça peut pas être pareil… » Si je ne
voulais pas passer pour un gros crade je n’avais plus guère d’autre solution
que d’accepter la proposition d’Aurore… Qui m’a aidé à me déshabiller et
entrepris de me faire grimper dans la baignoire… Deux… Trois… Quatre
tentatives… En vain… « J’y arriverai jamais… Faut appeler les autres… » Et
à trois effectivement… L’une poussant… L’autre tirant… La troisième soulevant…
« Là… Bon, ben on te laisse… Rappelle quand t’auras fini… » Ce qu’il
a bien fallu que je fasse… « Et si on le laissait là-dedans ? »
« C’est une idée, ça ! On lui apporterait à manger… Un oreiller pour
dormir… Un ou deux bouquins… Ça nous éviterait d’avoir à le monter et à le
descendre sans arrêt… » « C’est vrai… Ça risque d’être fatigant à
force… » « Bon, oh, les filles, vous êtes bien gentilles, mais… »
Et elles m’ont fait escalader dans l’autre sens… La nuit suivante, ce sont des
chuchotements, des rires étouffés qui m’ont réveillé… « Chut… Pas si
fort ! Il va entendre… » « Mais non, il peut pas… » Je
pouvais, si ! Parce que, sans qu’elles s’en rendent compte, la porte de
leur chambre était restée entrebaîllée… « C’est vrai que ç’aurait été pas
mal de le laisser dedans… Il aurait été à notre merci… On serait venues jeter
un œil de temps en temps… Sous un prétexte… Sous un autre… Le temps qu’on
aurait voulu… » « Et toi, je soupçonne que tu te serais longuement
attardée… » « Oh, ben oui, hein, il est pas désagréable à regarder…
Et tout partout… C’est plutôt rare chez un mec… » « T’as bien raison…
Franchement on serait trop connes de pas en profiter… Pour une fois qu’on a
l’occasion… »
– Chut… Attends… On a sonné…
– Qui ça peut être ? Ah, c’est le
voisin… M’étonnait aussi qu’il se soit pas encore pointé… Curieux comme il est…
Des inconnus chez moi ? Faut bien qu’il vienne aux nouvelles…
– Ouf ! Ça y est ! Il est
parti…
– Bon débarras…
– Faut reconnaître qu’il est un peu
lourd…
– Un peu… T’es gentille… À
l’interrogatoire complet on a eu droit, oui !
– Bon, mais allez ! On s’en fout de
lui… On en était où ?
– À David dans sa baignoire… Avec les
trois petites nanas qui le montent et qui le descendent dedans…
– Et qu’en profitent apparemment…
– Et elles ont bien raison… Non, mais
attendez ! Pourquoi on pourrait pas aimer ça, nous aussi, les filles, de
voir les mecs à poil ? On est plein, je suis sûre, à bien apprécier…
Seulement on le dit pas… Parce que pour quoi on passerait ? Parce qu’il y
a toujours ces putains de préjugés à la con qu’arrêtent pas de nous empoisonner
la vie…
– Te fâche pas, Aline… Te fâche pas…
– Non, mais c’est vrai, quoi !
– T’as raison… T’as complètement raison…
Et si on était vraiment sincères toutes autant qu’on est…
– On est entre nous… On peut l’être… Pourquoi
tu souris, Émilie ?
– Parce que… Parce que ça me rappelle
quelque chose tout ça…
– Ah, ben vas-y ! Dis-nous…
– Je sais pas si vous avez connu
Jérôme ?
– Ça me dit rien…
– Non… Qui c’était ?
– Un copain homo… Je m’étais mise en
colocation quelques mois avec à une époque… On s’entendait super bien… On avait
plein d’intérêts communs… Et puis comment c’est reposant de vivre avec un mec
qui se croit pas obligé de te draguer… Dont tu sais qu’il n’a pas la moindre
attirance sexuelle pour toi… Qu’il n’y a que les garçons qui l’intéressent… Il en
ramenait parfois… Avec ma bénédiction… Et sans que j’y prête vraiment
attention… Jusqu’au jour où… un type beau comme un dieu… Non, mais beau à ce
point-là j’imaginais même pas que ça puisse exister… Il est revenu… Trois fois…
Quatre fois… Jérôme y est allé sur la pointe des pieds… « Ça t’ennuierait
s’il restait quelques jours ? Qu’on se rende compte… Qu’on voie où on en
est… Parce que j’ai l’impression que c’est en train de devenir vachement
sérieux lui et moi… » Oh, que non ça m’ennuyait pas… Non… Bien sûr que
non… Et il est resté… Et j’aimais qu’il soit là… Sa présence… Ses gestes… Les
mots qu’il disait… Le voir… Le regarder… Et puis un matin – il devait y avoir
deux ou trois jours qu’il était là – j’étais en train de me maquiller dans la
salle de bains quand : « Je peux entrer ? » Ben oui, il
pouvait… Oui… « Excuse-moi, mais ça t’ennuie si je prends une
douche pendant que tu finis de te préparer ? Parce que je suis méga à
la bourre… Et si je veux pas avoir des ennuis au boulot… » Vous pensez
bien que je n’y ai pas vu la moindre objection… Et alors là… Non, mais alors
là ! Un corps parfait… Harmonieux comme c’est pas possible… Et je peux
vous dire que, dans la glace, je me suis pas privée de le détailler tant et
plus… De tout bien examiner… Il y avait beau y avoir cette petite voix en
arrière-fond qui me faissait tout un tas de reproches… Qui me traitait de tous
les noms… Je ne l’écoutais pas… Et j’ai prolongé ma séance de maquillage bien
au-delà de ce qui était nécessaire… Pour un résultat, ce jour-là, d’ailleurs
très approximatif… Et j’ai passé une journée… je vous dis pas… À ne penser qu’à
ça… Qu’à lui… Qu’à ce que j’avais vu… Et à rager en me disant que… merde… un
mec beau comme ça même pas pouvoir espérer que… Juste pouvoir toucher avec les
yeux…
– C’est déjà pas si mal, moi, j’trouve…
Mieux que rien en tout cas…
– Et de ce côté-là j’ai pas eu à me
plaindre… Parce que c’est presque tous les jours que je l’ai eu là à la douche…
Et pas seulement… De plus en plus souvent il se baladait à poil dans l’appart…
– Peut-être qu’il s’était aperçu que ça
te plaisait bien…
– Je sais pas… Je me suis demandé, oui…
Je faisais attention pourtant…
– Tu parles ! Alors là ! Si le
mec il est attentif il a vite fait de se rendre compte…
– Et si ça tombe ça lui plaisait bien
que ça te plaise bien…
– Ah, voilà David qui se réveille…
– On l’a même pas laissé finir de
raconter le pauvre…
– Parce que moi je peux vous assurer que
de les entendre comme je les ai entendues cette nuit-là…
– Ça t’avait mis dans tous tes états…
– On peut dire ça comme ça, oui…
– Eh ben explique, quoi !
– Je sais pas comment dire… Je trouvais
ça très… émouvant… Pour plein de raisons… Mais le plus troublant pour moi – et
de loin – c’était de savoir sans qu’elles sachent que je savais… La prochaine
fois… La prochaine fois je les observerais, en catimini, en train de
m’observer… Je m’en faisais une véritable fête…
– Et ça a été quand cette prochaine
fois ?
– Ben… le lendemain…
– Et alors le lendemain ?
– Ça s’est pas passé vraiment comme je
me l’étais imaginé…
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que ça m’avait tellement
remué tout ça… J’attendais ce moment avec tellement d’impatience que quand
elles sont entrées dans la salle de bains pour me hisser dans la baignoire…
– Tu t’es mis à bander…
– Voilà, oui… Et pas qu’un peu… Je me sentais
con, mais con…
– C’était quand même pas un drame…
– Non… Bien sûr que non… Mais enfin je
le comprends David… Ça doit pas être une situation vraiment confortable pour un
mec…
– Et les filles ? Elles ont réagi
comment ?
– Sur le moment je sais pas trop… Parce
que j’évitais de les regarder… Je faisais tout mon possible pour leur tourner
le dos… Elles ne se sont d’ailleurs pas attardées… « Bon… Ben t’appelles
quand t’as fini… » Mais dès qu’elles ont été à côté ! De grandes
exclamations… Des éclats de rire à n’en plus finir… Je n’entendais pas ce
qu’elles disaient… Je n’en saisissais que des bribes… Mais, à l’évidence,
« quelque chose » les amusait énormément… Quoi ? Il ne fallait
pas être grand clerc pour le deviner… Et moi, de mon côté, dans ma baignoire,
vous imaginez sans peine à quelle activité, pendant ce temps-là, je me livrais en
les écoutant… Si frénétiquement que je n’ai pas mis bien longtemps pour
parvenir à mes fins… Une bonne douche par là-dessus et il ne me restait plus
qu’à les appeler pour qu’elles me sortent de là… Seulement… seulement elles n’avaient
pas encore franchi la porte que… les
mêmes causes produisant les mêmes effets… Elles se sont regardées et sont parties,
simultanément, d’un irrépressible et interminable fou rire… « Ho la la…
Excuse-nous ! Mais… Oh, la la… On l’avait dit en plus… On l’avait
parié… » J’ai pris le parti d’en rire avec elles… « Eh bien quoi ?
Qu’est-ce que vous aviez parié ? » « Que tu… » Nouvelle
salve de fous rires… « Bon… Mais je vais rester longtemps là-dedans,
moi ? » « Tant que t’auras pas débandé… » « Oh, ben
alors ! Il va y rester un moment… » Et c’est reparti de plus belle…
– C’est sans pitié des filles,
hein !
– N’empêche qu’il leur en a fallu du
temps pour me sortir de là… Parce que chaque fois qu’elles arrivaient à
reprendre un tant soit peu leur sérieux… « Bon, allez, on y va… » il
y en avait une que le fou rire rattrapait et ça repartait… Quand elles sont
enfin parvenues à m’extirper de la baignoire et qu’on s’est retrouvés tous les
quatre attablés devant notre bol de café au lait j’ai voulu savoir… C’était
quoi qu’elles avaient parié ? « Laisse tomber, va… » « Oh,
mais on peut bien lui dire, attends ! Il est quand même pas… » C’est Aurore
qui s’y est collée… « Non, c’est parce que quand elles ont vu dans quel
état t’étais en montant dans la baignoire il y en a une – Sarah – qu’a parié que
t’allais profiter de ce que t’étais tout seul pour – disons ça comme ça – faire
retomber la tension alors que Lucile, elle, était convaincue qu’on te
retrouverait exactement à l’identique… « Eh ben en fait elles ont gagné toutes
les deux… » « Toutes les deux ? Comment ça ? Ah, ben
d’accord ! Je vois… » Nouvelle crise de fous rires… « Mais t’es
une vraie bête, toi ! » « Et c’est
quoi qui te met dans un état pareil ? C’est nous ? Eh ben dis
donc ! » Aurore a échangé avec elles un petit clin d’oeil de
connivence… « Oui, mais non, les filles… On peut pas prendre ça à la
légère… Il y a un vrai problème là… Parce que c’est un coup à lui faire sauter
la pendule à force… Et moi, je tiens pas à être responsable de quoi que ce
soit… » « Nous, non plus ! Mais faut bien qu’il se lave… Il peut
pas rester comme ça… » « Il peut pas… Ah, non, ça, c’est sûr… Mais on
va bien trouver une solution… » Et le lendemain matin… « Bon, tu sais
ce qu’on a pensé ? Puisque c’est de nous voir autour de toi qui te met
dans des états pareils…
– En réalité c’était de les avoir autour
de toi plutôt, non ?
– Les avoir et savoir… Et puis tout un
climat… Un contexte...
– Et alors ? À quoi elles avaient
pensé ?
– À me bander les yeux…
– Ce qui n’a pas dû changer grand-chose
au problème…
– Ce qui l’a au contraire amplifié …
– Et t’as pas besoin de t’en faire
qu’elles le savaient parfaitement…
– Bien sûr ! On était passés en
mode jeux… Depuis un bon moment déjà… Ce dont on avait tous les quatre implicitement
parfaitement conscience...
– Et pour finir ?
– Pour finir elles m’ont hissé dans la
baignoire, les yeux bandés… « C’est encore pire qu’hier… » Elles ont
ri… « Il est incorrigible… Bon, ben à tout à l’heure… » Leurs pas qui
s’éloignent… Le silence… J’ai fait couler
fait couler l’eau… J’avais envie… Tellement… Je me suis approché de moi…
Me suis installé… Une main a repoussé la mienne… Pris sa place… Une autre l’a
remplacée… Une troisième… Jusqu’à ce que mon plaisir surgisse…
J’escomptais, en redescendant de la
sieste, trouver Laure lisant, comme la veille, sous la tonnelle… C’était Aline…
Aline qui me tournait le dos… Qui a précipitamment rabattu sa robe quand je
suis arrivé à sa hauteur…
– Excuse-moi ! Je t’avais pas
entendu…
– Non… C’est moi… Bon, mais je te
laisse… Je te laisse…
– Oui, oh, maintenant de toute façon, tu
sais, c’est cuit…
– Je suis désolé…
– Pas grave… C’est ma faute aussi !
J’avais qu’à rester dans ma chambre… Mais j’ai tellement l’habitude de me le
faire ici… Et puis je pensais pas que tu redescendrais si vite…
– C’est le récit de David qui t’a mise
en appétit ?
– Je dois bien reconnaître qu’il avait
un petit côté très stimulant… Et qu’il venait taper au cœur de mes fantasmes de
prédilection…
– On peut savoir ?
– Raconter un fantasme c’est lui faire
perdre beaucoup de sa saveur… Et presque tout son pouvoir de suggestion…
– Essaie quand même…
– Disons que j’aime beaucoup évoquer des
situations où les messieurs ne sont pas trop à leur avantage… Par exemple, il
m’arrive fréquemment de faire passer, en compagnie d’autres femmes, un conseil
de révision à de jeunes recrues… On les fait défiler devant nous, un par un,
dans le plus simple appareil… Et on y va de nos commentaires… Ou de nos
questions… Aussi indiscrètes que possible… On les fixe ostensiblement en bas…
On échange des regards entendus… Des sourires narquois… Ils baissent les yeux… Ils
rougissent… Ils dansent d’un pied sur l’autre… On insiste… On insinue… On
s’offre un petit aparté… « Oui, oh, il est puceau, celui-là, c’est clair…
Hein ? Eh bien réponds, toi ! » Il ne répond pas… Il en est
incapable… Il se tord nerveusement les mains… Sa pomme d’Adam tressaute comme
un cabri… On le congédie… Il détale… Il n’a qu’une idée en tête :
atteindre la porte… Vite… Le plus vite possible… Au moment où il y parvient, où
il pose la main sur la poignée… on le rappelle… Qu’il revienne ! On n’en a
pas fini avec lui… Il obtempère, la mort dans l’âme…
– Ils bandent ?
– Pas souvent… On les préfère tout
fripés… Tout penauds… Pas souvent, mais ça arrive… Et alors là… Là… Je peux te
dire qu’on les soigne… On n’a pas idée de faire son orgueilleux comme ça…
Surtout que, le plus souvent, il y a vraiment pas de quoi…
– Vous devez bien vous amuser…
– Si tu savais ! Des heures on y
passe… Enfin… j’y passe… plutôt…
– Avec toujours le même scénario ?
– Oh, non… Non… Des tas j’en ai… Par
exemple, dans le même ordre d’idées, je me suis installée, avec mes amies, à
une terrrasse de café… Nous avons eu du mal à trouver une table : beaucoup
d’autres femmes ont eu la même idée que nous… Pourquoi ? Parce qu’une loi
impose désormais la nudité totale aux hommes dans l’espace public… Trop de
rassemblements, de manifestations violentes et sans fondement portaient
atteinte à la sûreté de l’État et à la sécurité des citoyens… On a considéré
que la mesure avait des chances d’être dissuasive… Elle l’a progressivement été… Grâce aux
femmes qui, n’étant pas, elles, concernées se sont répandues par les rues, amusées
et souvent moqueuses… Si bien que désormais n’errent plus guère au-dehors que
ceux qui n’ont pas d’autre choix… Ils rasent les murs et se hâtent vers leur
but, tête baissée… Ce qui ne les empêche pas d’essuyer parfois, au passages,
rires, réflexions diverses, voire même quolibets… Et je ne suis pas la dernière
– loin de là – à me manifester…
– Tu as en tout cas un imaginaire
foisonnant…
– Tu trouves ?
– Ça ne fait pas l’ombre d’un doute…
– Venant de toi – un écrivain – c’est un
sacré compliment…
– Écrivain, moi ? Oh, là !
Comme tu y vas ! Non… Je n’ai pas cette prétention… J’écris tout
simplement des romans policiers qui me rapportent tout juste de quoi vivre
décemment… Et puis voilà…
– C’est déjà pas si mal...
– Je me plains pas…
– Oui… Et tu sais à quoi je pensais,
cette nuit, quand je dormais pas ? C’est que finalement ton boulot tu peux
bien le faire où tu veux… T’es pas obligé d’être à un endroit plutôt qu’à un
autre…
– Ah, ça, c’est sûr !
– Et, du coup, qu’est-ce qui
t’empêcherait de venir passer, de temps à autre, une semaine ici avec
moi ? Ce serait sympa, non ? Et puis maintenant qu’on s’est retrouvés
ce serait quand même un peu idiot de se reperdre aussitôt de vue tous les cinq…
– C’est exactement ce qu’on disait hier
soir avec Émilie…
– Je t’embêterais pas, tu sais… Tu
pourrais travailler tranquille… J’ai mon boulot de mon côté… Mon magasin…
– Ce serait avec plaisir… Non… Le seul
inconvénient que j’y vois…
– C’est ?
– C’est que si tu me racontes tes
fantasmes, le soir, à la veillée, et s’ils sont du même acabit que ceux de tout
à l’heure ça va complètement me déconcentrer…
– Ou bien renouveler complètement ton
inspiration… Ça t’irait bien la littérature érotique, moi, j’trouve…
– Qu’est-ce vous avez fabriqué ?
Vous en avez mis un temps !
– Je suis tombé dans un guet-apens… Un
véritable guet-apens… Parce que figurez-vous qu’hier Émilie, en se promenant, avait
repéré une petite robe… Un amour de petite robe… Sauf qu’elle se rappelait plus
où… Et on s’est tapé une bonne dizaine de magasins… Pour rien : quand on a
enfin retrouvé le bon, après une heure d’infructueuses recherches, ben elle lui
allait pas si bien que ça tout compte fait cette robe… Hein ? Qu’est-ce
qu’on en pensait ? Moi, pas grand-chose… Mais Laure, si ! Et que ça a
discuté… Et rediscuté… Bon, mais finalement non… Non… Elle la prenait pas… « Non…
Allez, on rentre… » Sauf qu’on était à quoi ? Trois cents mètres
d’ici… « Vous allez me trouver chiante, mais… » Et allez, hop !
Demi-tour… Seulement… Seulement je vous le donne en mille… Dans l’intervalle,
la robe avait disparu… Vendue…
– Oh, non !
– Eh, si ! Bon, mais et vous deux
pendant ce temps-là ? Qu’est-ce vous avez fait de beau ?
– Nous ? Rien… On a gentiment
bavardé…
– Oui, alors là je suis bien tranquille…
Rien qu’à voir vos airs…
– Nos airs ? Qu’est-ce qu’ils ont
nos airs ?
– L’air de ceux qui font des petites
cachotteries par derrière…
– Mais non, oh, mais… Non… C’est que,
quand Julien est descendu de la sieste j’étais… disons… très occupée… et que,
d’un peu plus, il me surprenait en pleine action… J’ai tout juste eu le temps…
de tout remettre en ordre…
– Pas de chance, Julien, hein ?
Fallait te montrer un peu plus discret, mon vieux ! T’aurais pu en
profiter… Et elle aussi ! Elle aurait pu faire semblant de pas
s’apercevoir que t’étais là…
– Je sais pas… Je sais pas si j’aurais
aimé… si j’aimerais qu’on me regarde faire…
– Oh, si ! Si !
On a tous les quatre éclaté de rire…
– Eh ben dis donc ! C’est le cri du
cœur, ça, Émilie !
– Oui, non, mais…
– Allez, raconte, va… On est tout ouïe…
– Bon… Alors… C’était l’année de mes
vingt ans… En vacances… Au bord de la mer…
J’étais avec mes parents… Lui, avec les siens… Dans le même camping… On
a fait connaissance… Valentin il s’appelait… Le courant est passé… Et… ça l’a
fait… Sauf que, question intimité, c’était pas vraiment l’idéal sous la tente…
Avec tout le monde autour… Déjà que j’ai tendance à être expansive… Mais alors
en plus quand ça débute comme ça… Du coup on allait se réfugier dans les
ajoncs… Des après-midi entières on y passait… Et puis un jour… « T’as
entendu ? » « Quoi ? » « Des pas on aurait dit…
Peut-être qu’il y a quelqu’un qui nous regarde ? » « Oh,
non ! Un voyeur il serait plus discret… Il ferait pas de bruit… Et
puis c’est pas l’endroit… » « Comment ça pas l’endroit ? »
« Parce que… Les couples qui veulent se faire voir, c’est de l’autre côté,
là-bas, qu’ils vont… » « Comment tu sais ça, toi ? »
« C’est pas la première année que je viens ici… Et il s’en parle… Ça se
dit entre mecs… » On n’est pas rentrés par le même chemin que d’habitude…
Et j’ai fait semblant de ne pas comprendre pourquoi… « Tiens, regarde,
c’est là… » On s’est discrètement approchés… Un couple s’ébattait sur le
sable, plein d’ardeur… Tout autour des hommes – une dizaine – se masturbaient à
qui mieux mieux… « J’aurais pas cru… Jamais j’aurais imaginé… » On a
poursuivi notre route… « Et toi ? T’aurais envie ? D’être à sa
place le couple… T’aurais envie ? » « Non, mais ça va pas, non ?!
T’es pas bien ? » Il n’a pas insisté, mais le lendemain, à l’aller,
il a voulu repasser par là… J’ai mollement protesté… « C’est plus
long… » Mais je l’ai laissé faire… Une femme seule cette fois… Qui se
caressait sans retenue… Et des hommes, les yeux rivés à elle… Je regardais… Médusée…
Fascinée… D’elle à eux… D’eux à elle… Ils ont eu leur plaisir… Elle a eu le
sien… On s’est éclipsés et on a rejoint notre coin à nous… Et là… Là je peux
vous dire que… « Eh ben dis donc ! Dans quel état il t’a mise ce
petit spectacle ! » Je n’ai pas cherché à nier… J’ai caché ma tête
dans son épaule… Et on a recommencé…
– Et le lendemain vous y êtes retournés…
– Sans que tu protestes cette fois…
– Vous êtes très perspicaces… On y est
retournés, oui… On s’est même approchés plus près… Tout près… Deux couples il y
avait… En pleine action… À une dizaine de mètres l’un de l’autre… Et beaucoup
plus d’hommes que d’habitude… On a regardé… Et puis il m’a enlacée… Il a glissé
une main sous le soutien-gorge de mon maillot… « Non, Valentin, non… S’il
te plaît, non… » Dans ma culotte… J’ai fermé les yeux… Je l’ai laissé
faire… « Ils sont là… À côté… C’est toi qu’ils regardent… » Je me
suis complètement abandonnée… Et ils en ont eu du spectacle… Pour en avoir ils
en ont eu…
– Et toi, tu y as trouvé ton compte…
– Et plus que mon compte…
– Et vous avez remis ça…
– Oui… Enfin non… Il est reparti le soir
même… Ses vacances étaient finies… Mais pas les miennes…
– T’y es pas retournée toute seule quand
même ?
– Non… J’en crevais d’envie, mais non…
Non… Je suis quand même pas complètement inconsciente…
– Elle aurait pu si ça tombe…
– Elle aurait pu quoi ?
– Y retourner toute seule là-bas Émilie…
– Ç’aurait été prendre quand même de
sacrés risques…
– Peut-être pas tant que ça finalement…
Parce que, à ce qu’il paraît, ce qu’ils veulent les types dans ce genre de truc
c’est voir… Et seulement voir… Le reste ça les intéresse pas…
– Il suffit d’un qu’ait pas les mêmes
intentions…
– Les autres l’auraient sûrement recadré…
– Oui… Enfin ça ! Personne en sait
rien… Et personne en saura jamais rien…
– N’empêche comment ça m’a marqué ce
truc… C’est de la folie… Pendant des semaines et des semaines j’ai plus pensé
qu’à ça… Je n’aspirais qu’à une chose : me retrouver toute seule pour
pouvoir l’évoquer la scène… La revivre… Avoir encore et encore du plaisir sous
leurs yeux… Je devenais complètement asociale… J’avais rendez-vous permanent
avec moi-même… Les mecs ? Il y en avait un… de temps en temps… vite fait…
J’étais déçue… Systématiquement déçue… Et je retournais me retrouver… Et les
retrouver…
Aline a souri…
– Je connais ça aussi…
– Ça a fini par s’estomper… Un peu…
D’autres images sont venues se mêler à ces images-là… Sans jamais les
supplanter totalement… Elles sont constamment là… En petite musique de fond…
Être vue… Oui… Être vue… C’est devenu… Vous savez ce que je fais
quelquefois ? Souvent… Je pousse mon canapé dos à la fenêtre… Je m’y
agenouille… J’entasse des coussins devant moi… Et je regarde la rue… Les gens…
Juste en face de chez moi il y a un petit square… Avec des bancs sur lesquels
on vient parfois s’asseoir… Deux retraités notamment – deux hommes – y ont
leurs habitudes… J’imagine qu’ils me voient… Qu’ils me regardent faire… Qu’ils
commentent… C’est sous leurs yeux que j’ai mon plaisir… Un plaisir ravageur… Leurs
yeux ou ceux des clients du bar, un peu plus haut, sortis fumer sur le
trottoir… Ou bien encore, quand la chance me sourit, ceux des ouvriers venus
réparer une conduite de gaz juste en-dessous… Il me faut des regards sur moi…
Et, à défaut de les avoir vraiment…
– Oh, mais ça reviendra…
– J’espère… Ça va me bouffer à la longue
sinon… J’espère… Et si j’osais…
– Si tu osais tu nous demanderais, à
Julien et à moi, de t’accompagner là-bas… Là où tu as passé ces fameuses
vacances avec Valentin… Que tu puisses… Au même endroit…
– Tu es très perspicace…
– C’est tout-à-fait faisable… Tu les
prends quand tes vacances ?
– Juillet…
– Je peux m’arranger avec un collègue…
Et toi, Julien ?
– Oh, moi ! Que je sois ici ou là…
Du moment que je peux disposer de quatre à cinq heures par jour pour
travailler…
– Bon, ben voilà ! Marché conclu…
Reste plus qu’à mettre tout ça au point… À régler quelques détails… Et puis
voilà…
– Non, mais vous allez bien, là, tous
les trois… Et nous ? Laure et moi ? On compte pour du beurre ?
– Non… Bien sûr que non… Ce serait super
que vous veniez aussi… Qu’on se retrouve là-bas tous les cinq…
– Et que vous aussi dans les ajoncs…
Comme Émilie…
– Ça, moi, je crois pas, non…
– Moi non plus… Mais d’autres trucs par
contre…
– Quoi ? Ben dites ! Allez,
Laure… On t’écoute…
– Ce serait facile à réaliser pourtant,
mais je sais pas…
– Tu sais pas… Tu sais pas quoi ?
– Je le berce depuis tellement d’années
ça… C’est tellement chevillé à moi… Je vais me mettre toute nue… Et bien plus
que toute nue…
– C’est ce qu’on fait tous depuis deux
jours…
– Oui… Oui… Non, mais ce qu’il y a
aussi… Oh, et puis zut… Vous vous rappelez la fois où on était partis tous les
trois dans les gorges du Verdon ? Faire du camping sauvage… C’était au
tout début… On se connaissait à peine…
– Évidemment qu’on se rappelle…
– Il y avait Julien et David dans une
tente… Aline et Émilie dans une autre… Et moi toute seule dans la troisième… On
avait passé une super journée tous les cinq… Et puis, sur le coup de deux
heures du matin, a éclaté un orage épouvantable… J’étais terrorisée… J’ai
toujours eu une peur panique de l’orage… Mais pas question, cette nuit-là, de
me donner le ridicule de le montrer… De le manifester… Je me suis bouché les
oreilles… J’ai enfoui la tête dans l’oreiller et j’ai imaginé… Julien… David…
Vous avez volé à mon secours… Tous les deux… Vous vous êtes allongés contre
moi… Chacun d’un côté… Et vous m’avez doucement caressé les cheveux… les joues…
« Là… Là… C’est tout… C’est rien… » Jusqu’à ce que je m’endorme…
– Et ils sont restés comme ça ?
Toute la nuit ? Sans bouger ? Sans avoir envie de ? Sans que toi
t’aies envie de ?
– Ce soir-là… Oui… Je les voulais juste contre
moi… Présents… Rassurants… Et rien d’autre…
– Ce soir-là… Ce qui veut dire qu’il y a
eu d’autres soirs où…
– Oh, pas tout de suite… J’y ai mis du
temps… Beaucoup de temps… J’avais beau avoir pas loin de vingt ans… J’étais
coincée… Pleine de tabous… Et vierge… Vierge et maladivement sentimentale…
Alors je les faisais revenir, oui… Je vous faisais revenir… Tous les jours… Toujours
de la même façon… J’aimais trop comme on était ensemble serrés comme ça tous
les trois… Et puis à force… Ça a d’abord été Julien… Dressé tout dur contre
moi… J’ai fait semblant de m’apercevoir de rien… Ensuite David… De l’autre
côté… Vous vous êtes enhardis… Vous vous êtes faits pressants… Exigeants… Et un
soir, pour la première fois, j’ai pris mon plaisir avec vous… Je m’y étais
jusque là toujours refusée… Il m’arrivait de me caresser, oui, bien sûr… Je m’étais peu à peu apprivoisée… Même si ça
avait pas été simple… Mais jamais avec vous… Jamais en pensant à vous… Il
fallait pas… Vous, c’était autre chose… Différent… Il fallait que ça reste
autre chose… Sauf que ce soir-là… j’ai pas pu résister… J’ai tendu mes mains
vers vous… Vers votre désir de moi… De chaque côté… Je me suis emparée de vous…
Je vous ai donné votre plaisir… Et j’ai eu le mien… En même temps… Intense…
Ravageur… J’ai recommencé… Le lendemain matin… L’après-midi aussi… Et encore le
soir… J’ai recommencé… Tous les jours… Je ne pouvais plus m’en passer… Je ne
pouvais plus me passer de vous… Jusqu’à ce qu’un soir… Vous vous êtes montrés
si impérieux… Si tendres… Si persuasifs… Que je vous ai cédé… Avec un infini
bonheur… Et au matin, enfin, je n’étais plus vierge…
– Tu veux dire que…
– Que physiquement je n’étais plus
vierge, oui…
– Ah…
– Et vous pouvez pas savoir comme j’ai
été heureuse que ce soit vous… Comme je le suis encore… Pour plein de raisons…
Une chauve-souris nous a survolés en
rase-mottes… Quelqu’un a toussé… Le silence s’est installé… Épaissi…
– J’ai cassé l’ambiance, on dirait… Je
suis désolée…
– T’as pas cassé l’ambiance, non… C’est
plutôt que t’as mis la barre très haut… Vraiment très haut… Pas facile de
prendre la suite…
– C’est pas une nécessité non plus…
– Non… Bien sûr que non… Mais maintenant
que tu as ouvert la boîte… Parce que moi aussi je vous ai invités dans mes
fantasmes… Souvent… Et je suppose que je suis pas le seul…
Émilie a décroisé les jambes… Les a
recroisées…
– Évidemment que t’es pas le seul… Et
puisqu’on en est à tout se dire je suis complètement d’accord avec Laure… À moi
aussi c’est l’une des meilleures choses qui me soient arrivées…
– Comment ça ?
– Vous savez ce que je crois ?
C’est que la meilleure façon d’apprendre à se connaître c’est de se caresser…
Ceux qui ne le font pas, qui s’y refusent farouchement, c’est – le plus souvent
– qu’ils ont la peur panique de ce qu’ils pourraient découvrir… Du jour sous
lequel il leur faudrait apparaître à leurs propres yeux… Parce que ça trompe
pas un fantasme… Ça ment pas… Ça nous dit ce qu’on est bien plus sûrement que
n’importe quoi… Même si ça met du temps à émerger… À apparaître en pleine
lumière… Si on lutte pied à pied avant de lui donner enfin droit de cité… Et il
y a quelqu’un, parmi vous, à qui je voue une infinie reconnaissance… Parce que
sans sa présence, il n’y a guère, au cœur de mes fantasmes je serais
complètement passée à côté de quelque chose d’essentiel pour moi…
– C’est qui ? C’est quoi ?
– Je vous dirai… Demain… Il est tard…
Un coup de tonnerre dans le lointain… Je
me suis redressé dans mon lit… Un autre… Un autre encore… Ça s’est rapproché…
Je me suis levé… Je suis sorti de ma chambre juste au moment où David, lui
aussi, sortait de la sienne…
– De l’orage… Justement ce soir… C’est
dingue, ça, non !
Laure nous a ouvert son lit…
– Je vous attendais…
David à gauche… Moi à droite… Serrés
tout contre elle…
– Dites… S’il vous plaît… Pour la toute
première fois… Comme là-bas… Sous la tente…
Au réveil elle était pelotonnée contre
nous… Entre nous…
– Merci… Vous êtes adorables…
– Et héroïques… Parce que passer la nuit
auprès d’une belle fille comme toi sans…
– Je vous revaudrai ça… Au centuple… Je
vous revaudrai ça…
– Bon… Alors… Émilie… On a hâte…
On déjeunait tous les cinq sur la terrasse…
Il faisait un temps magnifique…
– Alors… Eh bien alors Laure a toujours
adoré le shopping… Moi aussi…
– Oui, ben ça… J’ai vu ce que ça donnait
hier…
– T’as rien vu du tout, mon pauvre
David… On peut être beaucoup plus redoutables quand on veut… On l’a été… Vous,
vous vous rappelez sûrement pas, mais on s’organisait de ces petites opérations
commando à l’époque… Des après-midi entières on pouvait passer dans les
magasins… Au détriment de nos études… Mais ça, c’est une autre histoire… Et
donc… un samedi qu’on était en plein délire sapes toutes les deux… « Non,
mais t’as vu comment elle me drague la vendeuse ? » J’avais vu… Faut
reconnaître que c’était pas discret… Laure lui plaisait… Et pas qu’un peu…
Aucun doute là-dessus… Tu te rappelles, Laure ?
– Ça me dit vaguement quelque choses,
oui…
– Sur le coup ça nous avait beaucoup
amusées… Et on était entrées dans le jeu… T’avais multiplié les essayages… Tu
l’avais appelée à l’aide pour fermer une robe dans le dos… Tu avais sollicité à
plusieurs reprises son avis… Tant et si bien qu’elle avait fini par se
consacrer entièrement à nous… Et toi de te pavaner devant elle dans ton
soutien-gorge pigeonnant et ta petite culotte rose qui t’enserrait au plus
près… Elle a esquissé une brève caresse… T’as
fait mine de t’apercevoir de rien… Une autre… Plus appuyée… Tu t’es
rhabillée… On est parties… Sur le trottoir on a éclaté de rire… « Si
t’avais voulu… » « C’est vraiment pas mon truc… » « Moi non
plus… Ça, moi non plus… Ah, non alors ! » Ça m’était complètement
sorti de l’esprit tout ça… complètement… quand… il y a deux ans… Je venais de
me réveiller… Je paressais au lit comme bien souvent le dimanche… Je ne me
caressais pas vraiment… Pas franchement… Je laissais juste vaguement traîner ma
main… Et soudain, sans que rien l’ait laissé présager, je me suis retrouvée
transportée dans cette cabine d’essayage ce jour-là… Le souvenir était d’une
incroyable netteté… Tout… Toi… Avec tes petits sous-vêtements affriolants… La
vendeuse… Avec ses yeux brillants… La
cabine… Avec son rideau grenat et son tabouret de bois clair… Et ça a été un
plaisir d’une intensité comme rarement… Du coup je les ai fait revenir ces
images… Sciemment… Délibérément… Le soir même… Mais cette fois elle s’est
montrée beaucoup plus entreprenante la vendeuse… Ses caresses se sont faites
insistantes… Enveloppantes… Et toi, les yeux clos, la bouche entrouverte, tu
t’es abandonnée… Elle t’a déshabillée… Dénudée… Ses mains sur toi… Ses lèvres
sur toi… Tu t’es cabrée… Et tu as psalmodié ton bonheur d’une voix rauque de
fond de gorge… Je t’ai regardée… Je vous ai regardées… Le mien m’a submergée…
– Et tu t’es découverte sous un autre
jour…
– Oh, non… Non… Pas tout de suite… Non… Pas
encore… Parce que j’ai lutté… Si vous saviez comme j’ai lutté… C’était pas moi,
ça… Ça pouvait pas être moi… C’était à cent mille lieues de ce que j’étais
vraiment au contraire… Et je les repoussais ces images… Je refusais avec la
dernière énergie de les laisser entrer… Elles insistaient… Elles s’imposaient…
Et je les accueillais… Je les utilisais… Avec gourmandise… Et un sentiment de
culpabilité qui me rongeait des jours durant… Je résistais… De toutes mes
forces… Mais elles finissaient toujours par triompher… Alors à quoi bon ?
À quoi bon vouloir à tout prix leur résister ? Et j’ai baissé les bras…
Elles voulaient entrer ? Qu’elles entrent… Quand elles voulaient… Aussi
souvent qu’elles le voulaient… Quitte à ce que je sois ensuite longuement dévorée
de remords… Elles ne se sont pas fait prier… Elles se sont installées… Ont
investi les lieux… Pris leurs aises… Leurs habitudes… Chez elles… Elles se sont
emparées de moi… M’ont mise en scène… Jetée dans les bras de la vendeuse… Dans
les tiens… J’ai cessé de lutter… Je me suis enfin regardée en face… Telle que
j’étais… Et vous savez ce que j’ai fait ? Je me suis mise à écumer
systématiquement les magasins de sapes… Jusqu’à ce que… Elle avait mon âge… Une
petite brune à la peau étonnamment blanche… On s’est tout de suite comprises…
Dans la cabine elle a soutenu mon regard… J’ai soutenu le sien… On a un long
moment hésité… Et puis on s’est penchées, comme aimantées, l’une vers l’autre…
Elle avait un goût de cire d’abeille, de pêche et d’aubépine entremêlées… Mes
mains posées sur ses fesses par-dessus la jupe… « Chut… Pas là… Pas
maintenant… » Et j’ai voluptueusement attendu dans un café, tout près,
qu’elle ait fini sa journée…
– Et ?
– Faut pas que je vous fasse un dessin
quand même ?!
– Non… C’est pas ce que je veux dire… Non…
Mais vous vous êtes revues ? Ça a duré ?
– Un peu… Pas beaucoup… Elle n’y tenait
pas vraiment… Et moi non plus finalement… J’ai fait d’autres rencontres… J’en
fais encore… À l’occasion… Ce n’est ni une obsession ni mon unique raison de
vivre… Et puis… j’aime les hommes… Au moins autant…
– Et vous, les garçons ? Vous nous
invitez aussi dans vos fantasmes quelquefois ?
– Vous en doutez ?
– À vrai dire pas vraiment… Et… on peut
savoir ?
– Bon… Tu commences, Julien, ou j’y
vais ?
– Je t’en prie… Je t’en prie… À toi
l’honneur…
– Vous allez sûrement être déçues parce
que le fantasme au coeur duquel je vous invite régulièrement n’a rien de bien
original…
– Dis toujours…
– Et un petit côté fleur bleue qui va
probablement vous surprendre…
– Oui, oh, alors ça ! On te devine
peut-être beaucoup mieux que tu ne l’imagines…
– Bon… Alors… On vit tous les cinq… Dans
une grande maison isolée entourée d’un grand parc… C’est harmonieux… Paisible…
On passe infiniment de temps ensemble… À se parler… À échanger… À cuisiner… À
jardiner… À faire une foule de choses… Jamais la moindre embrouille… Le moindre
nuage… De quelque nature que ce soit… Sexuellement…
– Nous y voilà…
– Personne n’appartient à personne…
Personne n’est jaloux de personne… On se dit nos envies… Tout simplement… Et on
leur laisse libre cours… Je passe la nuit avec Laure… Ou Émilie… Ou Aline…
C’est selon… Et ça ne pose de problème à personne… Quelquefois Julien se joint
à moi… Et c’est ensemble que nous nous occupons de l’une ou de l’autre… Ou bien
encore on est réunis tous les cinq dans le séjour… Ou sur la terrasse… Ou dans
le parc… Chacun fait ce qu’il veut… Avec qui il veut… Ou tout seul… Comme bon
lui semble… Et on est heureux… Voilà… Vous dites rien ? C’est complètement
nul, hein ? J’aurais mieux fait de me taire…
Aline lui a posé la main sur le genou…
L’y a laissée…
– Mais non, c’est pas nul… Non… C’est
loin d’être nul… Ce qu’il y a, je crois, c’est que tu as touché, en chacun de
nous, quelque chose d’essentiel… Ton fantasme on l’a sûrement tous eu… À un
moment ou à un autre… Sous une forme ou sous une autre… Non ?
Personne n’a répondu…
– Qui ne dit mot consent… Qu’est-ce
qu’il y a, Julien ?
– Rien… Enfin, si ! C’est quand
même extraordinaire… Parce qu’on est restés des années et des années sans se
voir… Sans chercher à se voir… Et pendant ce temps-là qu’est-ce qu’on
faisait ? On n’arrêtait pas de fantasmer les uns sur les autres… Vous
avouerez qu’il y a quand même quelque chose de difficilement compréhensible
là-dedans…
– Peut-être pas tant que ça finalement…
– Oui, mais bon… Avant, c’est du passé… L’essentiel
c’est ce qui se passe maintenant… C’est ce qui va se passer maintenant…
– Et qu’est-ce qui va se passer ?
– Ben déjà on va se retrouver tous les
cinq cet été…
– Oui… Ça d’accord… Mais après ?
– Après ? Ben faut quand même
espérer qu’on continuera à se voir… Qu’on va pas se reperdre de vue pendant des
années…
– Non, mais ça… Là-dessus je pense que
tout le monde est d’accord… Non… C’était pas ça le sens de ma question…
C’était… Le fantasme de David… Est-ce qu’on ne pourrait pas envisager de le
faire devenir réalité puisque, apparemment, tout le monde le partage peu ou
prou ?
– Ce que tu proposes, en fait, Julien, en
clair c’est qu’on s’installe à demeure ensemble tous les cinq…
– C’est exactement ça… Quelqu’un y
verrait un inconvénient ?
– Faut déjà se faire à l’idée… Tu nous balances
ça… Comme ça… Sans prévenir…
– Comme si vous l’aviez pas déjà
envisagé…
– Non… Enfin si… Si… Pour être honnête
depuis trois jours qu’on est là… quand je vois comment ça se passe entre nous…
c’est une idée qui m’a effleurée…
– Mais ça poserait quand même un certain
nombre de problèmes, non ?
– Pas tant que ça… Personne n’est en
couple… Personne n’a d’enfants…
– Mais tout le monde a un métier… Et à
part toi, Julien, qui peux l’exercer à peu près où tu veux…
– En ce qui me concerne, demander ma
mutation dans une succursale du même groupe automobile ne devrait pas, en
principe, poser trop de problèmes…
– Et d’un… Aline, elle, elle peut pas
trop bouger… Il y a son magasin… Mais… et toi, Émilie ?
– Je sais pas… Faudrait que je voie… Que
je trouve un architecte qu’accepterait qu’on travaille ensemble… Sur une grande
ville comme Lyon – qu’est jamais qu’à trente bornes – ça devrait être possible…
– Reste Laure…
– Moi aussi… Faudrait que je prospecte…
Mais a priori…
– Bon… Eh ben voilà… Ça prend forme… Ça
prend tournure on dirait…
– Oui… Enfin… Faudrait pas trop
s’emballer quand même… On a tout le temps d’y réfléchir… Et pour le moment… à
table…
Au retour de la sieste c’était Émilie
cette fois sous la tonnelle, son ordinateur portable sur les genoux…
– Chacune votre tour en somme quand je
me lève…
– Ça s’est trouvé comme ça… Ça n’a rien
eu de prémédité…
Je me suis installé à ses côtés…
– Et tu fais quoi, là, sans
indiscrétion ?
– Devine ! Je jette un œil sur la
liste des architectes du coin… Et il y a de quoi faire…
– Tu perds pas de temps, dis donc !
– Faut battre le fer tant qu’il est
chaud… Et si je me bouge, moi, ça va pousser les autres à se mettre aussi en
mouvement…
– Tu y tiens, hein, à ce que ça se
fasse…
– Pas toi ?
– J’en crève d’envie… Même si ça me fait
un peu peur… On en a tous tellement rêvé et depuis si longtemps que le jour où
ça va devenir réalité je crains que…
– Qu’on soit déçus ? J’y ai pensé
aussi… Il y a un risque… C’est sûr qu’il y a un risque… Limité quand même, je
crois… Vu comme on s’entend…
– Et puis on n’est plus des gamins…
– Bon… Mais en attendant… Tu te
rappelles ce qu’on s’est dit l’autre soir en dansant ?
– Si je me rappelle !
– On avait envisagé…
– De se retrouver… Rien que tous les
deux… Oui…
– Et… ça tient toujours ? T’as
toujours envie ?
– Plus que jamais… Autant de toi que de
passer du temps avec toi…
– Confidence pour confidence c’est
réciproque… Et donc… tu pourrais quand ?
– Quand ? Mais demain si tu veux… Quand
on repartira d’ici… Tu m’emmènes avec toi et puis voilà…
– Oui, mais alors…
– Je sais ce que tu vas dire… Je sais… Mais
il en est pas question… On n’a aucune espèce de raison de se cacher… Aucune… Ça
leur enlève rien aux autres… Au contraire… Qu’on se voie à deux et c’est les
liens entre tous les cinq que ça renforce finalement par ricochet… Et pas qu’un
peu… Non ? Ça te paraît pas évident ?
– Oh, que si !
– Aline aussi je viendrai la voir… On en
a parlé… Et puis Laure… Si ça lui dit… Et David… Et j’espère bien que tout le
monde, à un moment ou à un autre, va faire la même chose avec tout le monde…
– Je l’ai envisagé pas plus tard que
tout à l’heure, quand tu dormais, avec Laure…
– Et ?
– On est tombées d’accord sur le
principe… Et on s’est dit beaucoup de choses… Énormément de choses…
– C’est drôle… Plus on se parle les uns
et les autres… plus on se confie… et plus on en a besoin…
– Parce qu’on se sent acceptés… Tels
qu’on est… Et que, du coup, ce qu’on est on – ce qu’on est vraiment – on peut
l’être de plus en plus… S’avancer sans crainte à découvert… Sans la crainte des
autres, mais surtout sans la crainte de soi-même…
– Et ça ça n’a pas de prix…
Elle m’a pris la main…
– Je suis bien… J’ai rarement été aussi
bien…
L’a portée à ses lèvres…
– Moi aussi…
Je me suis penché… Les ai effleurées…
– Non… attends…
Mais elle les a entrouvertes… A répondu
à mon baiser… M’a doucement repoussé…
– Attends… Demain… C’est pas si loin
demain… De toute façon les v’là les autres…
– Vous êtes où ? Ah, vous êtes là…
Bon, ben ça se présente plutôt bien… Parce qu’il est allé au garage David… Il a
expliqué son cas au directeur… Enfin il a pas donné de détails… Juste que sa
situation familiale avait changé… Et le plus beau… Vous savez pas le plus
beau ? Ben c’est qu’il y a un type il est exactement dans la même
situation ici, mais dans l’autre sens… Ça fait trois mois qu’il fait des pieds
et des mains pour monter à Paris… Du coup il suffirait qu’ils permutent tous
les deux et le tour serait joué… Il s’en occupe le directeur… Ça devrait le
faire il a dit… Reste Laure… Mais là j’ai ma petite idée… Et toi, Émilie…
– J’ai fait ma liste… Et dès lundi
j’établis les premiers contacts…
– Parfait… Je sens qu’on est bien partis
là… Très bien partis… Très très bien partis…
– On en était où ? C’était au tour
de Julien, non ? Allez, Juju, on t’écoute…
– Oui… Alors donc… Ce jour-là j’étais
passé à l’improviste chez Laure… Je sais plus au juste pourquoi…
– Décidément, Laure, t’es un vrai
carrefour à fantasmes…
– Elle était sur la terrasse, devant son
ordi, et tellement absorbée par ce qu’elle regardait – avec un air, mais un
air ! – qu’elle ne m’a pas entendu approcher…
– Quel air ?
– Un air comme je lui avais jamais vu…
Comme si elle était tout entière rassemblée là, dans son visage, transfigurée…
Quand elle m’a aperçu – j’étais arrivé tout près – elle s’est troublée, a ca
ché ce qu’elle était en train de faire, précipitamment éteint l’ordi…
– Eh ben dis donc, Laure ! Et
c’était quoi que tu regardais comme ça ?
– Franchement je sais pas… Je me
rappelle pas…
– C’est – vous vous en doutez bien – la
question que je n’ai pas manqué de me poser… Elle s’était très vite reprise,
était redevenue la Laure que nous connaissions… Mais… Mais qu’est-ce qui
pouvait bien la mettre dans un état pareil ? Un porno ? C’est ce qui
m’est tout de suite venu à l’esprit… Et j’ai séjourné quelques jours avec cette
idée… Mais elle ne me satisfaisait pas vraiment… Un simple porno, lui faire un
tel effet ? Parce que son air… Non, mais un air comme ça… Ou bien alors
c’était des femmes entre elles… Pourquoi pas ? Ou plutôt des hommes entre
eux… Oui… Plutôt ça… À moins que… à moins qu’elle n’ait éprouvé une véritable
fascination pour les attributs masculins… Qu’elle ait passé des heures et des
heures à les examiner, à les comparer, à les contempler… Et j’ai tenu à ce que
ce soit ça… Le soir, dans mon lit, je l’imaginais devant son ordi, faisant
défiler des dizaines et des dizaines de sexes mâles dressés, finissant par en
élire un devant lequel elle se donnait éperdûment du plaisir… Un autre… Un
autre encore… Et puis, un jour, je lui ai fait sauter le pas, le cœur battant…
Pratique une webcam… Tellement pratique… Tant de jeunes gens, bien musclés et
généreusement pourvus, qui ne demandent pas mieux que d’offrir le spectacle du
plaisir qu’ils se donnent à des jeunes femmes attentives… Et c’est devenu une
véritable drogue pour elle… Elle y passait des nuits entières… Et quand parfois
elle surgissait sur le campus, le matin, les yeux battus, la mine défaite, j’y
voyais l’éclatante confirmation de ce que je « savais »… De ce que
j’étais le seul à savoir… De ce qu’elle
ne se doutait pas que je savais… Eux, de leur côté, là, derrière l’écran, ils
se faisaient pressants… Exigeants… Ils voulaient bien montrer, oui… Mais ils
voulaient aussi voir… Elle était réticente… Différait… Promettait sans tenir…
Jusqu’à ce qu’enfin… Timidement d’abord… Le soutien-gorge… Très vite… Un petit
bout de culotte… Avant de s’enhardir… De découvrir un sein… Les deux… De se
faire plus audacieuse encore… Et d’apprécier : ça les rendait plus
ardents… plus impétueux… C’était pour elle – pour elle seule – que leur désir
éclatait… Et elle a fini par tout montrer… Tout… Tout ce qu’ils souhaitaient…
Tout ce qu’ils voulaient… Ivres de plaisir et de reconnaissance… D’une
gratitude qui lui donnait envie… Et elle s’est mise à laisser ses doigts errer
sur elle… À les entrer en elle… Ça les rendait fous… Elle entremêlait son
plaisir au leur… Le conjuguait avec eux… Elle les regardait la regarder…
C’était si important pour eux… Elle était si importante pour eux… Et elle s’est
vue avec d’autres yeux… Avec LEURS yeux… Son corps, ses gestes, son plaisir,
elle en est littéralement tombée amoureuse… Et elle a multiplié les tête-à-tête
amoureux avec elle-même… Tête-à-tête dont elle fixait et retenait précieusement
les images, dont elle se repaissait quotidiennement, dont elle se servait pour
alimenter de nouveaux et passionnés tête à tête… À l’infini… Et ça m’a enfin
sauté aux yeux comme une évidence : ce qu’elle était en train de regarder,
cet après-midi-là, quand je suis arrivé, c’était elle… Elle en train de se
donner du plaisir… C’est toujours elle aujourd’hui… C’est encore elle… C’est
devant elle que je la fais inlassablement revenir… Souvent…
– Eh ben dis donc !
– Je crois que nous, les filles, les vrais
fantasmes des mecs on est à cent lieues de les imaginer finalement…
– Enfin… Ils sont sûrement pas tous
comme ça non plus…
– Oui, parce que là c’est carrément du
troisième ou du quatrième degré…
– Si c’est pas plus…
– C’est fou quand même… Comment on peut
broder à partir de rien… Parce que là… le point de départ c’était quoi ?
Juste une expression sur le visage de Laure…
– Qu’il y avait peut-être même pas
d’ailleurs…
– Ah, si, si ! Alors là si !
– Tu te rappelles vraiment pas, Laure,
ce que t’étais en train de regarder ?
– Ah ben non, non ! Comment vous
voulez ? Des années après comme ça… Mais ce qu’il y a de sûr en tout cas
c’est que jamais, au grand jamais, je serais allée regarder quoi que ce soit de
cet ordre-là dehors…
– Ce qui veut dire que dedans…
– Oui, oh, c’est pas à vous que je vais
aller raconter des sornettes…
– Ce qui voudrait dire que Juju a quand
même mis en plein dans le mille ?
– Pas pour tout… Non… Pas pour tout…
Mais il m’a quand même étonnée…
– Ah, oui ? Ben raconte,
quoi !
– Une autre fois… Je monopolise déjà
assez l’attention comme ça… Une autre fois…
– Tu dis rien, Aline ? C’est ton
tour pourtant… Il y a plus que toi…
– Je sais, oui…
– T’as pas l’air franchement
enthousiaste…
– C’est pas ça, non…
– Mais ?
– Mais je pensais pas qu’un jour je
serais amenée à le confier à qui que ce soit ça… Et surtout pas aux principaux
intéressés…
– Tu vas pas te défiler au moins ?
– Je vais pas me défiler, non…
– Eh bien allez, alors ! On
t’écoute…
– Julien… David… Ils sont à moi… Je veux
dire… En mon pouvoir… Pour en faire ce que je veux… Tout ce que je veux…
– Hou la ! Ça attaque fort… Et ils
sont consentants ?
– Ils ont pas le choix… J’ai décidé
qu’ils l’étaient…
– Je vois… Les pauvres !
– Oh, pas tant que ça !
– Tu leur fais quoi ?
– Ben d’abord je les fais évoluer tout
nus… Aussi souvent que possible… Dès qu’on est seuls tous les trois… J’aime… Ça
leur donne quelque chose de fragile… De vulnérable… De tellement attendrissant…
Et puis ça la ramène pas un homme tout nu… Ça se sent pas obligé de jouer un
rôle… De toute façon c’est pas en position de le faire… On peut parler du coup…
Je veux dire… Parler vraiment… Sans faux-fuyant…
– De ce côté-là… Ils parlent quand même
Julien et David… Même habillés… On peut pas dire… Non ?
– Oui… Depuis qu’on est là… Depuis trois
jours… Avant… à moi de me débrouiller comme je pouvais pour les faire causer…
– Et tu étais contente du
résultat ?
– Oh, que oui ! Oui… Sans compter
que la tenue que je leur imposais me permettait de suivre de très près le cours
de leurs pensées…
– Tu devais en apprendre de
belles !
– Ah, ça ! Il y a beaucoup de
choses qui les émeuvent les hommes… Les trucs basiques qu’on connaît toutes…
Oui… Bien sûr… Mais il y a pas que ça… On n’imagine pas tout ce qui, dans une
journée, vient leur faire de l’effet…
– Et… tu en as tiré parti ?
– Oui… mais pas comme vous l’imaginez…
Trop simple… Trop banal… Non… Mon plaisir c’était – c’est toujours – de le
garder tendu leur désir… Le plus longtemps possible… De le nourrir… Sans les
laisser lui donner jamais libre cours…
– Les pauvres !
– Oh, pas tant que ça ! Ils
apprécient bien en fait…
– Et tu t’y prends comment ?
– Ben je leur montre… D’abord un peu… Je
déboutonne mon corsage… Je relève ma jupe… Haut… De plus en plus haut… Ils ont
interdiction formelle de se toucher… Pour ça la meilleure solution, c’est
encore de les obliger à garder les mains dans le dos… Et je continue… Je me
caresse doucement – voluptueusement – à travers le soutien-gorge… Je me faufile
dans ma culotte… Ils se dressent vers moi, gonflés de désir… D’un désir qui
exige… Qui implore… La tentation est trop forte… Leur main veut… Ils ne peuvent
pas s’empêcher de la ramener vers eux… « Sages ! Sages ! »
Et je les leur attache sur les reins… Je les leur emprisonne… Je continue… Je
me déshabille… À temps lentement étiré… Les seins… Nus… Je n’ai plus que ma
culotte… Ils supplient… Je les ignore… Superbement… Je m’éloigne… Je reviens en
sirotant, à petites gorgées gourmandes, une tasse de café… Je me rassieds… Je
leur parle… De tout… De rien… Du temps qu’il fait… De mes clients… Ils ne
retombent pas… Leurs yeux sont embués… Je me relève… Je les regarde… Ce que je
vais faire ils le savent… Je le fais… Je suis nue… Je m’approche… Ils veulent…
Ils supplient… Je consens… Pas tout de suite… Pas encore… Il faut qu’ils
trouvent les mots… Ceux qui vont me décider… Me fléchir… Ils se mettent en
quatre… Déploient des trésors d’imagination… Ce n’est pas assez… Je veux plus…
Je veux mieux… Ils redoublent d’efforts… J’avance enfin la main… Vers Julien,
ivre de reconnaissance… Vers David, qui ferme les yeux… Je les prends… Je les
flatte du bout du pouce… Je les enserre… Je les amène au bord… Tout au bord…
Ils remercient… Ils sont heureux… Ils vont l’être… Et au dernier moment
j’arrête… Je les laisse… Je les abandonne…
– Oh, non !
– Eh, si ! Oh, mais je reviens…
Quelquefois… Pas toujours…
– En tout cas – ça fait un moment que je
les observe tous les deux – eh bien je peux te dire que, tout habillés qu’ils
sont, David et Julien elle les fait bander ton histoire… Et pas qu’un peu…
– Ce qui pourrait laisser entendre…
– Oh, mais s’il y a que ça pour leur
faire plaisir, c’est quand ils veulent, hein ! Quand ils veulent…
– Il commence à faire frais, non, vous
trouvez pas ?
Et on est rentrés… Laure et Émilie se
sont assises par terre, à même la moquette, adossées au canapé… Aline leur a
fait face, dans la grande bergère grise… David, lui, s’est installé sur un pouf
à sa droite et moi sur l’autre à sa gauche…
– Notre dernier soir…
– Jusqu’à cet été… On y sera vite…
– Sans compter qu’après…
– Dites rien… En parlez plus… Que ça
nous porte pas malheur…
– Superstitieuse ?
– Pour ça, oui… J’en ai tellement envie…
– Moi aussi…
Laure a laissé tomber sa tête sur
l’épaule d’Émilie et lui a doucement caressé la joue du bout du pouce…
– T’inquiète, va, ça se fera…
Elle est descendue… Le cou… L’encolure
du tee-shirt… En dessous…
– Non… Arrête…
– Tu veux pas ?
– Non… C’est juste pour me faire plaisir
à moi… À cause de ce que j’ai raconté… Alors non… Je veux pas…
– Écoute…
Elle lui a chuchoté quelque chose à
l’oreille…
– C’est vrai ?
– C’est vrai…
– Tu es adorable…
Elles se sont enlacées… Leurs lèvres se
sont effleurées… Jointes…
Aline a tendu une main à droite… L’autre
à gauche… A constaté…
– Vous bandez, les garçons…
Elle nous a regardés… L’un après
l’autre…
– Eh bien alors ? Qu’est-ce que
vous attendez ? Allez !
Et on s’est déshabillés… On a jeté nos vêtements
en vrac, au hasard, derrière nous…
– Qu’est-ce que je disais ?! Et ça
fait pas semblant…
Laure et Émilie ont levé la tête, souri,
se sont, une nouvelle fois, murmuré quelque chose à l’oreille… Sont retournées
se prendre les lèvres…
Aline a défait le premier bouton de son
chemisier…
– Je regrette… De vous avoir raconté
tout-à-l’heure… Je regrette… Parce que vous aurez pas la surprise… Vous savez ce
qui va se passer…
Tous les boutons, un à un, en prenant
tout son temps et en nous regardant tous les deux, à tour de rôle, droit dans
les yeux…
– À moins que… Qui sait ?
Le soutien-gorge… Dégrafé… Rejeté…
Abandonné…
– Ils sont magnifiques… Absolument
magnifiques…
– Venez… Vous pouvez… Venez…
Un chacun… Très doucement remodelé…
Refaçonné… Et elle aussi, avec ses doigts, sur nous en bas… En même temps…
Un long gémissement de plaisir :
Émilie… Elles étaient nues, nouées l’une à l’autre… Un autre… Et puis Laure à
son tour… Plus rauque… Plus profond…
Aline a fini de se déshabiller… Nos
mains sur elle… Sur son ventre… Sur ses seins… Sur ses cuisses… Elle s’est
allongée… On s’est allongés… Nos bouches… C’est sous elles qu’elle a eu un
premier plaisir doucement psalmodié… Nos lèvres encore… Nos mains… Nos langues…
– Viens !
David… Elle a refermé les jambes sur
lui… Et la main sur moi… Ils sont venus très vite… Presque tout de suite… Tous
les deux… Ensemble…
– Je suis heureuse… Depuis le temps… Depuis
le temps… Viens, Julien ! Toi aussi… Viens !
Et j’ai été en elle… Nos lèvres se sont
jointes… Ses mains dans mes cheveux… D’autres mains… D’autres lèvres… Celles de
Laure… Celles d’Émilie… Sur mes épaules… Sur mes reins… Sur mes fesses… Entre
mes fesses…
Du plaisir… Des plaisirs… Qui se sont
murmurés… Qui se sont hurlés…
Tout est retombé…
On s’est endormis tous les cinq entremêlés...