mercredi 24 avril 2019

Les fessées de Blanche




Sylvain, son fidèle cocher-palefrenier, l’aide à descendre de cheval.
– Merci.
Il lui prend les rênes des mains, entraîne Flamboyant vers l’écurie.
– Ah, oui, j’oubliais, Sylvain. Vous pourrez atteler cet après-midi ? J’ai à sortir.
– Mais certainement, Mademoiselle Blanche…
Elle sourit intérieurement : il n’a jamais pu se résoudre à l’appeler Madame.

– Place Clichy…
Il fouette.
Il faut absolument qu’elle y aille. Qu’elle règle le problème de vive voix. Qu’elle convainque Gontran de cesser de lui adresser ces lettres enflammées qui lui font courir des risques insensés. Ces lettres que Pierre finira nécessairement, un jour ou l’autre, par intercepter. Avec toutes les conséquences que cela ne manquera pas d’avoir. Elle soupire. C’était folie ce soir-là. Pure folie. Vingt ans ! Un gamin qui a la moitié de son âge ! Un moment d’égarement qu’elle regrette amèrement. Il faut qu’il le comprenne et qu’il tire, lui aussi, définitivement un trait sur ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Qui n’a jamais vraiment eu lieu.

– J’en ai pour cinq minutes, Sylvain. Attendez-moi là…
Elle gravit l’escalier. Elle sonne. Son pas. La porte. Il n’en croit pas ses yeux.
– Vous, Blanche ! Toi !
Il veut la prendre dans ses bras. Elle le repousse doucement.
– Non ! Attends ! Il faut qu’on parle.
– Après ! Après ! Tu es là. Je l’ai tellement attendu ce moment.
Et il lui couvre les cheveux, le front, les paupières de baisers.
– Gontran…
Les lèvres, le cou.
– Tu es fou…
Mais elle s’abandonne contre lui. Elle laisse aller sa tête contre son épaule. Il y a son désir dressé contre son ventre.
– Gontran…
Et c’est elle qui cherche ses lèvres.
– Gontran…
Ils chavirent ensemble sur le lit.
Il se fait pressant. Passionné. Il s’enivre d’elle. De ses seins. De ses fesses. De ses liqueurs intimes.
Et elle s’abandonne. Et elle s’ouvre toute grande pour lui. Et son plaisir la submerge. En longs sanglots d’un bonheur éperdu.

Elle reprend son souffle, blottie contre lui. Elle lui caresse l’épaule, du bout du pouce.
– Je ne reviendrai pas, Gontran. Il ne faut pas. Il ne faut plus…
– Hein ? Mais pourquoi ?
– Je suis mariée.
– Il te délaisse.
– C’est trop dangereux.
– Mais il ne saura pas. Il ne saura jamais.
Et il la couvre de baisers.
Elle le repousse.
– Non, Gontran, non !
Mais il veut. Tellement. Mais elle veut aussi.
Et il est à nouveau en elle. Et elle suffoque de plaisir.

Cinq heures.
Elle est folle. Complètement folle.
Elle s’habille en toute hâte.
– Tu reviendras ?
Elle reviendra.
En bas, Sylvain est là. Qui l’attend.


2-


Sylvain chevauche à ses côtés. Comme tous les matins. Comme toujours.
Une légère brume déroule paresseusement ses volutes sur les prés qu’ils longent. De temps à autre, un chevreuil caracole dans les lointains.
– Pendant la Commune…
Qu’il a vécue, tout jeune homme, à Paris. Jadis les récits de Sylvain la terrorisaient, mais elle ne pouvait s’empêcher de les lui réclamer, malgré tout, encore et encore. Les rats dont les parisiens étaient alors contraints de se nourrir. Les barricades. La fumée. L’odeur de la poudre. Le mur des Fédérés. Depuis bien longtemps maintenant elle ne l’écoute plus. Elle le laisse égrener interminablement ses souvenirs qu’elle ponctue, de temps à autre, d’un hochement de tête ou d’un « oui » distrait.
– On avait cru… Mais non, c’était les Versaillais.
Il parle. Il parle sans discontinuer. Et elle, elle est là-bas. Avec Gontran. Gontran ! La chaleur de son corps. Ses yeux tout embrumés d’elle. Sa vigueur. Son ardeur. Ses cuisses enserrent plus fort Flamboyant. Folie ! Si Pierre apprenait… Pierre ou d’autres. Les femmes de la société de bienfaisance. Par exemple. Ou celles de la chorale de la paroisse. Elle en mourrait de honte. Non. C’est un risque qu’elle ne peut pas, qu’elle ne veut pas courir. Elle n’ira pas. C’est décidé, elle n’ira plus. Quoi qu’il doive lui en coûter…

Il a déjà disparu dans l’écurie avec Flamboyant quand elle le rappelle.
– Vous attellerez tout-à-l’heure, Sylvain…
– Comme hier ?
– Comme hier.
– Bien, Mademoiselle…

Il prend, de lui-même, la direction de la place Clichy.
De toute façon, elle n’avait pas le choix. Elle devait revoir Gontran. Une dernière fois. À cause des lettres. Il ne faut pas qu’il lui écrive. Il ne faut plus. Jamais. En aucun cas. À elle de se montrer suffisamment persuasive pour qu’il renonce tout-à-fait à l’idée de lui en adresser. À tout jamais.

Ils sont arrivés. Elle descend.
– J’en ai pour cinq minutes.
Sylvain ne dit rien, mais il esquisse un imperceptible semblant de petit sourire.

Et elle est dans ses bras.
Et plus rien d’autre ne compte. Que ses baisers. Que ses caresses. Que ses mains qui s’emparent d’elle. Que sa queue. Qu’elle veut. Qu’elle s’approprie. Sur laquelle elle vient s’empaler avec délectation. Toute honte bue. Toute pudeur dépouillée.

Elle repose contre lui, apaisée.
Il joue avec la pointe de ses seins.
– Cette tornade aujourd’hui !
Elle lui met un doigt sur les lèvres.
– Chut !

Ils sont bien. Elle est bien. Il faut pourtant qu’elle lui dise.
– Gontran…
– Oui ?
Il se penche sur elle.
– Non. Rien.
Elle l’entoure de ses bras, l’attire contre elle. Son désir se dresse contre son ventre.

En bas, Sylvain lui ouvre la portière. Sans un mot.
Il est six heures.


3-


Sylvain chevauche silencieusement à ses côtés. De temps à autre, il lui coule un bref regard de côté.
Les feuillages commencent à revêtir leurs couleurs d’automne. Deux petites colonnes de buée s’échappent des naseaux des chevaux.
– Mademoiselle Blanche…
– Oui, Sylvain.
– Je voulais vous dire… Votre équipage, stationné ainsi, des heures durant, place Clichy…
Elle se trouble. Elle balbutie.
– J’en avais pour cinq minutes.
Il ne répond pas. Il ne la regarde pas. Il sourit aux lointains.
Ses joues s’empourprent. Il se doute. Non, il ne se doute pas. Il a compris. Il sait. Et il a raison. Évidemment qu’il a raison. Si elle retourne là-bas… Si on voit longuement séjourner sa voiture aux abords de la place… C’est courir des risques insensés. Elle n’y retournera pas. « Tu n’y retourneras pas ? Bien sûr que si ! Arrête de te mentir à toi-même ! Tu ne peux plus te passer de lui. De ses baisers. De sa tendresse. De ses caresses. Tu l’as dans la peau. »
– Sylvain…
Elle peut avoir aveuglément confiance en lui. Il l’a vue naître. Il la connaît depuis toujours. Et il s’est toujours montré, quelles que soient les circonstances, d’une discrétion absolue. Et puis, même s’il n’en manifeste rien, s’il reste toujours extrêmement déférent à son égard, il ne porte pas Pierre dans son cœur. Elle le sait. Elle le sent. Non. Sylvain, elle n’a rien à craindre. Il sera de son côté. Quoi qu’il arrive…
– Oui, Mademoiselle Blanche…
– Vous ne resterez pas place Clichy. Vous rentrerez. Et vous reviendrez me chercher. À l’heure que je vous aurai préalablement fixée.
– Pour que Monsieur se demande – et me demande – où j’ai bien pu abandonner Madame seule sans équipage ?
Elle soupire. Il a encore raison. Il va bien falloir, pourtant, trouver une solution quelconque. Absolument… Renoncer à voir Gontran, elle ne le pourra pas. C’est hors de question. C’est au-dessus de ses forces.
– Je pourrais peut-être…
– Dites…
– Faire le tour, en vous attendant, de vos fournisseurs habituels. Votre modiste. Votre chapelière. Votre cordonnier. On vous croirait, le cas échéant, en train d’y faire vos emplettes.
Il est décidément plein de ressources, ce cher Sylvain. Elle bat intérieurement des mains, mais elle ne le montre pas. Elle fait la moue.
– Je n’ai pas le choix, n’importe comment.

Ils ont fait l’amour. Deux fois. Trois fois. Si bien. Avec lui, elle découvre. Elle se découvre. Tout devient possible. Tout devient facile.
Elle se presse contre lui.
– Je ne veux pas te perdre…
– Il y a pas de raison !
– Oh, si, il y en a des raisons, si ! Il y en a plein. D’abord, j’ai vingt-ans de plus que toi.
– Dix-sept !
– C’est pareil.
– Mais c’est pas important l’âge ! Qu’est-ce ça fait, l’âge ?
Et il lui dévore les seins de tout un tas de petits baisers.
Elle lui ébouriffe les cheveux.
– Tu es fou…

Sylvain l’aide à gravir le marchepied.
– Me voyant stationné devant la boutique du mercier Divitis, Madame Saintonge s’est étonnée de ne pas vous y avoir trouvée.
– Et vous lui avez répondu ?
– Que vous y étiez pourtant entrée. Que pouvais-je lui dire d’autre ?


4-


– Vous avez mauvaise mine, Mademoiselle Blanche, ce matin. Très mauvaise mine.
Et pour cause ! Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. À tout tourner et retourner dans sa tête. Et à pleurer.
– J’ai mes soucis, Sylvain.
– Si c’est ce monsieur…
Elle ne répond pas. Elle fixe quelque chose au loin. Très loin.
Il insiste.
– Je n’ai pas de conseils à donner à Madame, mais elle ne doit plus aller le voir en ville. C’est beaucoup trop dangereux.
Elle explose. Pas en ville ? Et il veut qu’elle le voie où alors ? Où ?
– Ici !
– Ici ? Vous êtes complètement fou, Sylvain.
– Ici, oui ! Donnez-vous donc la peine de réfléchir… Monsieur Pierre n’y met pratiquement jamais les pieds. Pas plus que qui ce soit d’autre, d’ailleurs. Et, de toute façon, je veillerai au grain. On connaît votre amour pour les chevaux. Personne ne s’étonnera donc que vous ayez envie d’être avec eux. Quant à ce monsieur, il lui suffira de passer par le bois, derrière. Personne n’y verra que du feu. Et, au pire, on prétendra que c’est à moi qu’il est venu rendre visite.
C’est séduisant. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est séduisant. La seule chose…
– Mon fils est parti. Sa chambre est donc libre. Et d’une propreté impeccable.
– Je n’en doute pas, Sylvain… Je n’en doute pas, mais…
– Mais ?
Elle ne sait pas. Ça lui paraît trop simple. Trop facile. Et puis elle redoute confusément quelque chose. Sans vraiment savoir quoi.
Il se pique.
– Si vous avez une meilleure solution…
Elle n’a pas. Si elle avait…
Et elle se décide d’un coup.
– Je vais lui écrire un mot. Vous allez le lui porter, Sylvain. Lui dire que je l’attends cet après-midi ici. Et lui expliquer comment y venir.

Il ne sait pas où donner de la tête.
– Oh, mais c’est magnifique ! C’est à toi tout ça ? Combien il y en a des chevaux ? Quatre ? Tu les montes tous ? Et c’est quoi, là ?
– La grange.
– Je peux voir ?
Il n’attend pas la réponse. Il pousse la porte.
– Tout ce foin ! Ça sent bon en plus ! Tu sens comme ça sent bon ?
Il en ramasse une brassée qu’il lui jette au visage, par jeu. Une autre qu’il s’efforce d’enfouir dans son corsage.
– Arrête ! Ça pique !
– Mais non, ça pique pas !
Il la fait chavirer. Tombe sur elle.
– Gontran…
– Comment tu vas y attraper !
Il la dépouille de ses vêtements. Avec impatience. Avec frénésie. De tous ses vêtements. Qu’il rejette au loin. Le foin sous son dos. Sous ses fesses. Doux. Piquant. Et ses mains sur elle. Sa bouche. Sur ses seins. Sur son ventre. Partout. Si ardent. Si amoureux.
Elle referme ses bras autour de lui.
– Viens, Gontran ! Viens !
Il vient. Il l’emplit toute. Et son plaisir déferle.



5-




– Il est bien jeune…
Sur le ton de la simple constatation. Il n’y a pas de véritable réprobation dans sa voix.
Il est jeune, oui, et alors ? Elle n’a pas à se justifier. Elle ne se justifiera pas.
Ils chevauchent côte à côte en silence. Prennent à droite vers La Bastide de Peuch.
– Avec monsieur Pierre, Madame n’est pas heureuse. N’a jamais été heureuse.
Inutile de nier. Il la connaît depuis si longtemps. Et il vit à côté d’eux. À leur contact. Il y a une foule de choses qu’il sent. Ou dont il a pu se rendre évidemment compte.
Une nuée de perdreaux les survole.
– Ce mariage…
Que ses parents ont voulu. Parce que Pierre avait une bonne situation. Parce que leurs deux familles étaient liées depuis des temps immémoriaux.
– Ce mariage était une énorme sottise.
Jamais, auparavant, il ne se serait permis de donner ainsi son avis. Jamais il ne se serait octroyé une telle liberté. Seulement il y a… ce qui s’est passé ces jours derniers. La complicité qu’elle a été, par la force des choses, obligée de laisser s’instaurer entre eux. Il s’imagine qu’elle lui donne des droits dont il ne disposait pas auparavant.
– Vous n’avez, Monsieur Pierre et vous, strictement rien en commun. C’est le jour et la nuit.
Si elle n’y met au plus vite bon ordre, il va en prendre de plus en plus à son aise. Se permettre beaucoup. De plus en plus.
– Vous vous trompez, Sylvain ! Vous vous trompez complètement. Il y une foule de choses sur lesquelles, Pierre et moi, nous nous entendons à merveille.
Il insiste.
– Ah, oui ! Et lesquelles ?
Elle cherche désespérément. En toute hâte.
– Nous… Nous apprécions tous les deux la peinture. Et… Et la musique du XVIIIème siècle. Et puis…
– Et puis ?
Un lapin, sur le chemin, effraie Flamboyant. Qu’elle rassure de la voix et du geste.
– Là… Là… C’est tout…

Gontran veut encore la grange.
– C’est mieux, attends !
Et ils sont dans le foin. Et il la chatouille. Les côtes. Sous les bras. Sous les pieds.
– Arrête ! Arrête ! Je suis chatouilleuse.
– Ben, justement, raison de plus !
Il se déchaîne.
– Ah, t’es chatouilleuse ! Ah, t’es chatouilleuse !
Elle se tortille, tente, sans succès, de lui échapper.
– Pouce, Gontran ! Pouce !
Il l’immobilise, bras en croix, poignets fermement enserrés. Sa bouche s’approche de la sienne, s’y pose. Elle ferme les yeux. De sa langue, il lui entrouvre les lèvres. Sa queue est dure contre son ventre. Elle tend la main vers elle. Elle s’en empare.

Ils reposent l’un contre l’autre.
– On est bien, hein ?
Ils sont bien, oui.
Gontran se redresse sur un coude, fixe, devant lui, la paroi de planches mal jointes.
– Il y a quoi, derrière ?
– Une remise.
– Peut-être qu’il nous regarde !
– Sylvain ? Sûrement pas, non !
– Qu’est-ce t’en sais ?


6-


Elle jette un coup d’œil à la pendule, quitte son fauteuil.
– Bonne nuit, mon ami !
Pierre lève la tête de son journal.
– Puis-je venir vous rejoindre ?
Elle s’immobilise. Lui sourit.
– Mais certainement !
Quatre mois, presque cinq, qu’il ne le lui avait pas demandé. Il fallait bien que cela finisse par arriver.
Elle referme la porte, soupire. Un mauvais moment à passer.

Un très mauvais moment.
Il y a cette insupportable odeur de tabac. Son souffle dans son cou. Il y a ses mains sur elle, adipeuses, suintantes. Son sexe qui la pénètre d’un coup. Qui entreprend son va-et-vient. Il ahane. Il se vide. Il retombe.
– C’était bien, chère amie ?
– C’était parfait.
Il arbore un sourire satisfait. Il se lève. Il regagne sa chambre.
Elle se précipite dans la salle de bains.

– Mademoiselle a pleuré.
– Mais non, Sylvain, non ! Une poussière.
Si, elle a pleuré. Bien sûr que si ! Toute la nuit.
Il se tait. Ils se taisent.
Un grondement de tonnerre se fait entendre au loin.
– Mademoiselle se sent coupable.
Comment il sait ? Mais comment il sait ?
Il ne la regarde pas. Il poursuit, imperturbable.
– Oui, elle se sent coupable. Parce que Monsieur Pierre lui assure une existence confortable. Parce qu’elle n’a rien d’autre à faire, de toute la journée, que de donner des ordres à sa cuisinière. Que de monter à cheval. Que d’aller errer, de magasin en magasin pour y acquérir tout ce qu’il lui semble bon d’acquérir. Et comment le remercie-t-elle du luxueux train de vie qu’il lui assure ? En se pâmant de plaisir dans les bras d’un autre.
– Je…
– Vous vous sentez néanmoins coupable. Et c’est tout à votre honneur. Vous vous sentez d’autant plus coupable que vous vous savez totalement incapable de mettre un terme à cette relation.
Il lit en elle. Il lit en elle à livre ouvert.
– Et que l’éducation que vous avez reçue ne vous prédispose guère à vous absoudre d’une faute dont vous savez qu’elle est, dans le cadre du mariage, l’une des plus graves qui soient.
Elle voudrait parler. Elle voudrait lui dire…
Il ne le lui en laisse pas le loisir.
– Cette culpabilité, vous allez, au fil du temps, la ressentir de plus en plus vivement. À tel point que, par moments, elle vous sera parfaitement insupportable. Une chose , et une seule, pourra mettre un peu de baume sur les souffrances qui seront alors les vôtres. Et qui le sont peut-être déjà…
Elle tourne la tête vers lui.
Il prend tout son temps. Pour descendre de cheval. Pour l’aider à descendre du sien.
Il la fixe droit dans les yeux.
– Toute faute mérite châtiment. C’est à ce prix seulement qu’on peut retrouver un peu de sérénité. Et de tranquillité d’esprit.
Il brandit sa cravache. Qu’il fait claquer plusieurs fois en l’air.
Elle se détourne. Sans un mot.


7-


Il y a sa mère. Installée dans le grand salon.
– Mais tu es en pleine forme, dis-moi ! Tout épanouie. Tout en beauté. Tu ne trouves pas, Charles ?
Son père trouve, lui aussi, oui.
– Fais-toi voir !
Elle lui prend la main, la contemple longuement, s’attarde sur le ventre.
– Est-ce que, par hasard, tu ne serais pas ?
Enceinte ? Elle espère bien que non. Il ne manquerait plus que ça.
– C’est ce qui pourrait t’arriver de mieux. Depuis le temps.
Elle leur échappe.
– Excusez-moi ! Quelques ordres à donner pour le repas.

Qui se prolonge interminablement.
Pierre pense que si le Titanic avait été construit par des ouvriers français jamais il n’aurait coulé.
– Les Anglais ne nous arrivent pas à la cheville. Dans quelque domaine que ce soit.
Et son père qu’il y aura la guerre.
– C’est inéluctable. Guillaume II la veut.
Elle frissonne. La guerre. Gontran. Qui a dû l’attendre. Que Sylvain a très certainement prévenu – du moins l’espère-t-elle – de l’arrivée intempestive de ses parents. La guerre ! Gontran ! Et si… N’y pas penser. Surtout n’y pas penser. Gontran ! Son Gontran !
Son père et son mari vantent à qui mieux mieux les qualités professionnelles de maître Baldourin.
– Un notaire hors pair.
– À qui on peut confier ses affaires les yeux fermés.
Sa mère fait la moue, plisse le front.
– Il n’empêche que sa femme…
Ils opinent du chef, font chorus.
– Se comporte d’une façon parfaitement indigne, je vous l’accorde…
– Une femme de son âge. De son rang. Aller se compromettre avec un gamin !
– Pour lequel elle a déjà dépensé, paraît-il, des cents et des mille.
– Au su et au vu de tout le monde.
– On se demande ce que ce pauvre Baldourin attend pour y mettre bon ordre.
– Il l’aime, que voulez-vous ! Il l’aime !
– Ce qui ne saurait tout justifier.
– Il y a effectivement des comportements qui ne sauraient être tolérés. Quelles que soient les circonstances.
Les yeux de sa mère lancent des éclairs.
– Ce qu’elle mériterait une femme comme elle… Ce qu’elle mériterait, c’est d’être fouettée d’importance en place publique. Voilà, ce qu’elle mériterait !

Elle se réveille en nage, haletante, le cœur battant.
Elle a rêvé. Un épouvantable cauchemar. Sa mère hurlait…
– Toi aussi ! Toi aussi ! Tu n’es qu’une catin !
Son visage était distordu par la haine.
– Le fouet, ma fille ! Le fouet ! Toute nue ! En place publique !
Gontran surgissait alors de nulle part, en uniforme de soldat.
– Je pars ! C’est la guerre…
Elle s’accrochait à lui.
– Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Sa mère lui tapait sur les doigts, la contraignait à le lâcher. À le laisser partir. Elle riait.
– Tu ne le reverras pas ! Tu ne le reverras jamais ! Il va mourir…
Mais il y avait Sylvain. Qui prenait sa défense. Qui la réconfortait. Qui la rassurait.
– Non, il ne mourra pas, non ! À une condition…
Il brandissait la cravache.
Elle s’agenouillait. Elle se dénudait les fesses. Elle les lui offrait.
– Sauve-le, Sylvain, sauve-le !


8-


Elle chevauche, comme une automate, un Flamboyant extrêmement nerveux.
– Calme, Flambo, calme !
Elle est encore dans son rêve. Dont elle ne parvient pas à s’extirper. Dont les images l’obsèdent. Tout en paraissait si réel.
Sylvain toussote.
– Ce jeune homme est venu. Je lui ai dit que vous aviez un empêchement. Et de quelle nature il était.
– Merci, Sylvain.
– Il paraissait déçu.
Un coup de fusil résonne dans les lointains. Elle sursaute. Un autre.
– Vous croyez qu’il y aura la guerre ?
– J’en ai bien peur, Mademoiselle…
Elle frissonne.
– Vous êtes sûr ?
Il hausse les épaules.
– Sûr, on ne peut pas. Mais c’est, malheureusement, on ne peut plus vraisemblable.
Son cœur s’affole dans sa poitrine. Gontran ! Non, il ne mourra pas. Il ne peut pas mourir. Et si son rêve avait raison ? Si ça dépendait d’elle ? Non. Bien sûr que non ! C’est stupide. Et pourtant ! Elle sait qu’il faut qu’elle fasse quelque chose pour lui. Elle le sent. Quelque chose qui lui coûte. Beaucoup. Il faut. On lui en tiendra compte. Forcément. On ne pourra pas quelque part ne pas lui en tenir compte.
Encore des coups de fusil. En rafale, cette fois.
Oui, il faut. S’il lui arrivait quelque chose, par sa faute, elle ne se le pardonnerait pas.
– Sylvain ?
– Oui, Mademoiselle Blanche…
– Que pensez-vous de mon comportement ?
– Votre comportement ?
– Avec Gontran.
– Je n’ai pas à juger les faits et gestes de Madame.
Elle descend de cheval.
– Répondez-moi ! Franchement. Je vous en prie instamment.
Lui tend les rênes.
– J’ai déjà donné mon opinion à Mademoiselle. Toute faute mérite châtiment.
Elle respire un grand coup. Et elle se lance.
– Je dois convenir que vous avez raison. Entièrement raison.
Elle s’éloigne, se retourne.
– Il n’y a que vous qui soyez au courant. Il n’y a que vous à qui je puis adresser cette requête. Vous me châtierez, Sylvain !
– Comme Mademoiselle voudra…
Elle s’enfuit.

Il se montre ardent. Beaucoup plus encore que d’habitude.
– Tu me fais mourir…
– Du moment que c’est de plaisir…
Et il repart à l’assaut. Trois fois. Quatre fois. Elle s’endort contre lui, épuisée, dans l’odeur entêtante du foin.

Quand elle se réveille, Gontran n’est plus là. Mais il y a Sylvain. Près d’elle. Au-dessus d’elle. Une cravache à la main.
– Si Madame veut bien se retourner…
Elle obéit.
– Et relever sa robe.
Elle lui présente sa croupe dénudée. La cravache s’y abat avec force.
Elle gémit.
D’autres coups. Une dizaine. Réguliers. Espacés. Elle crie. Elle se contorsionne. Elle hurle.
Encore deux. Encore trois. Il s’arrête.
– Merci, Sylvain, merci.


9-


Elle se regarde, par-dessus l’épaule, dans sa psyché.
C’est inscrit en rouge flamboyant sur toute la surface.
Il n’y est vraiment pas allé de main morte.
Ben, c’est toi qui lui as demandé !
Oui, mais pas de taper comme un sourd !
T’avais pas précisé…
Ça coulait de source.
Elle hausse les épaules. Elle sourit. Elle suit la ligne d’une cinglée rougeoyante, du bout du doigt. L’y enfonce. Plus fort. Plus loin.
– Aïe !
Pas question, en tout cas, que, pour le moment, Pierre l’approche. Mais c’est quelque chose qu’il ne lui demandera pas, elle en est sûre, avant plusieurs mois.

Elle est couchée sur le ventre. Elle ne dort pas. Il y a un cœur brûlant qui lui bat dans les fesses. Douloureux, mais pas vraiment désagréable. Elle ferme les yeux. C’est pour Gontran. C’est pour lui. Elle est heureuse. Apaisée.
Et elle a honte. Tellement honte. Fouettée. Par un serviteur. Même si c’est Sylvain. Qu’elle connaît depuis des années. Qui était déjà au service de ses parents. Surtout parce que c’est Sylvain. Comment a-t-elle pu ? Elle repousse les images. Elles reviennent. Comment elle s’est trémoussée ! Elle rougit. Quel spectacle obscène elle lui a offert ! Et comment elle a crié ! Sans la moindre pudeur. Sans la moindre retenue. Honte… Oh, oui, honte ! Mais cette honte, elle est… Non, ne dis rien ! Elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas !

Sylvain l’aide à mettre le pied à l’étrier. À enfourcher Flamboyant.
Elle grimace.
Il arbore un air faussement inquiet.
– Quelque chose ne va pas, Mademoiselle ?
Elle baisse les yeux.
– Si, si ! Tout va bien.
Et elle éperonne. Il la laisse caracoler un bon moment devant lui et puis, le chemin s’élargissant, il vient à sa hauteur.
– Madame a réfléchi ?
– Réfléchi ? Mais à quoi donc ?
– À ce qu’elle compte faire…
Ce qu’elle compte faire ?
– Pour ce monsieur…
Mais rien. Rien de spécial. Rien du tout.
Il insiste.
– Si une faute se répète… Ou se prolonge…
Elle ne répond pas.
Quand elle lui tend les rênes, au retour, ses mains tremblent.

Gontran l’étreint. L’étouffe de baisers.
– Tu es fou…
– De toi, oui…
Et il lui dénude la poitrine, s’infiltre sous sa robe, s’empare de ses fesses, s’arrête brusquement, la regarde, interloqué.
– Qu’est-ce qu’elles ont ? Elles sont toutes chaudes. Fais voir !
Elle veut l’en empêcher. Un peu. Pas vraiment. Pour la forme.
– Ah, si ! Si ! Fais voir !
Il les découvre, se penche sur elles.
– Eh, ben dis donc !
Il y promène une main.
– Ton mari ?
Il n’attend pas la réponse.
Il la veut. Davantage encore que d’habitude. Elle est à lui.


10-


Pierre lit. Son journal. En mangeant. Pousse, de temps à autre, une exclamation. Commente à mi-voix…
– Et ils comptent nous faire croire ça !
Il ne la voit pas. Elle n’existe pas.
Elle n’existe pas et c’est une envie soudaine en elle, violente, de lancer un grand coup de pied dans la fourmilière, de lui jeter à la figure qu’elle a un amant. Un amant, oui ! T’es cocu. Hein, qu’est-ce que tu dis de ça ? Il lèverait les yeux sur elle. Il soupirerait. Peiné ? Malheureux ? Furieux ? Jaloux ? Même pas, non. Ennuyé. Seulement ennuyé. De voir dérangée sa petite routine. De devoir prendre en considération, d’une façon ou d’une autre, un problème qu’il n’avait pas prévu.
Il replie son journal. Il se lève, va jusqu’à la fenêtre, écarte le rideau.
– Décidément, la nuit tombe de plus en plus tôt.
Il s’étire. Bâille.
– Je monte me coucher, chère amie. Je vous souhaite le bonsoir.

Les marques sont toujours là. Marques qui se sont estompées. Dont les couleurs se sont altérées. Toujours du rouge, mais aussi par endroits, par petites touches, du grenat, du noir, du jaune, du bleuté.
Elle appuie. Elle enfonce ses doigts. La douleur n’est plus la même. Moins vive. Moins intense. Mais plus sourde. Plus ancrée.
Elle sourit. Il a aimé, Gontran, que ses fesses soient zébrées. Tellement. Avec quelle ardeur il les a caressées, redessinées, pétries. ! Avec quelle passion il l’a prise  ! Il l’a comblée. Il l’a rendue folle. Elle l’aime.
Sa chemise retombe.
Elles s’effaceront, les marques. Non. Ah, non, non ! Elles ne partiront pas. Elle ne veut pas. Il y en aura d’autres. Beaucoup d’autres. Avant même que celles-ci aient disparu. Des marques incrustées dans sa peau plus profondément encore. Des marques qui le raviront. Qui lui donneront éperdument envie d’elle. Le fouet la cuira, la brûlera, la mordra, lui fera infiniment mal. Oui, elle sait. Tant pis. Ou tant mieux. Elle veut souffrir pour lui. Pour que son désir s’affole. Pour qu’elle s’en enivre. Et elle est prête à en payer le prix. Dès demain. Demain Sylvain la punira.

Elle se laisse doucement descendre à proximité du sommeil. Ses doigts font rouler les boursouflures sur ses fesses. Elle sourit. Elle est heureuse. Elle pense à lui. Elle est dans la grange avec lui. Elle est dans ses yeux.
Et elle s’endort tout contre lui.
Il est dans ses rêves. Des rêves doux et brûlants dont elle se refuse à sortir. Dans lesquels elle se pelotonne voluptueusement.
Et puis il y a quelqu’un dans son rêve. Quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Qui brandit une cravache. Qui veut la fouetter. Elle s’affole. S’enfuir… Courir… Mais ses jambes refusent de lui obéir. On la saisit par un bras. Se débattre… Crier… Hurler… Elle n’y parvient pas.
– Faudrait savoir ce que vous voulez !
C’est alors qu’elle le reconnaît. Sylvain ! Elle pousse un immense soupir de soulagement. C’est Sylvain.
– Êtes-vous décidée à quitter ce jeune homme ?
Le quitter ? Ah, mais non ! Non ! Jamais de la vie. Il n’en est pas question.
– Alors Mademoiselle va être punie.
Elle ne proteste pas. Elle ne se dérobe pas. Elle s’agenouille, tend sa croupe vers lui. Elle s’abandonne.
Un premier coup tombe. Sèchement appliqué. Elle sursaute. Elle ferme les yeux. C’est pour lui. C’est pour Gontran. Elle est heureuse.
Les coups se succèdent. À toute volée. De plus en plus rapprochés.
Elle gémit. De plus en plus fort. Elle ondule.
Il s’arrête. Il est furieux.
– Ah mais non, non ! C’est une punition. Une punition !
Elle se réveille. En sursaut. C’est trempé entre ses cuisses.


11-


Sylvain chevauche à ses côtés. Et il parle. Des châtaignes dont il y a profusion cette année. Du vin qui ne devrait pas être aussi mauvais que redouté, tout compte fait. Du nouveau vétérinaire qui est jeune, si jeune, mais qui semble néanmoins connaître son affaire.
Elle écoute et elle n’écoute pas. Elle est ailleurs. Encore dans son rêve de la nuit. Et déjà dans son après-midi avec Gontran.
Sylvain parle. Il parle inlassablement. De la Commune. Des exploits qu’il aurait alors soi-disant accomplis.
– La barricade de la rue Lepic, je l’ai tenue, à moi tout seul, près d’une heure durant.
Et puis de la guerre. De la guerre qui approche, hélas, à grands pas. De la guerre dont personne ne veut, mais que les dirigeants finiront malgré tout par faire advenir.
Elle frissonne.
La guerre. Gontran. Son Gontran. Elle ne veut pas.
Elle l’interrompt.
– Sylvain…
Il se tourne vers elle.
– Mademoiselle ?
– Je ne pourrai pas. Je ne pourrai jamais…
– Vous ne pourrez pas quoi ?
Il a parfaitement compris, mais il veut qu’elle le dise. Il veut le lui faire dire.
Elle baisse la tête.
– Le quitter. Quitter Gontran.
Il saute à terre. Il lui tend la main.
– Que Madame descende de cheval !
Elle obéit.
Ils sont au milieu des bois. Pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. Il attache les chevaux. Il brandit la cravache.
Elle sait ce qu’il lui reste à faire. Elle n’attend pas qu’il le lui demande. Elle se détourne et elle se dénude. Les fesses. Et le dos.
L’ordre claque, sec, impérieux.
– À genoux !
À même le sol. C’est froid. Des brindilles lui picotent la peau. Et elle a honte. Tellement honte. Mais c’est pour lui. Pour Gontran. Il va tellement aimer voir sa peau striée, en suivre les boursouflures du bout des doigts. Gontran…
Et Sylvain frappe. Des coups appuyés. À intervalles réguliers. De la base du cou au haut des cuisses. Méthodiquement. Sur toute la surface. Elle serre les dents pour ne pas crier. Les larmes lui montent aux yeux. Tu vas aimer, Gontran… Oh, comme tu vas aimer !
Et ça repart. Dans l’autre sens. Insupportable, mais bon. Si ! Oui. Tellement bon. De plus en plus. Elle tombe face contre terre. Et le plaisir la prend. Toute. La fulgure. Un plaisir fou. Elle enfouit sa tête dans les feuilles pour ne pas le crier. Pour qu’il ne l’entende pas le crier.
Il s’arrête. Elle se relève. Elle n’est plu que brûlure. Elle se rhabille. Le frottement des vêtements sur sa peau est un véritable supplice, mais…
Elle remonte à cheval. Ils chevauchent en silence.

Gontran passe les mains sous sa robe.
– T’en as reçu une ! Ah, si, si ! T’en as encore reçu une.
Ses yeux brillent. Il est tout dur contre elle. Il veut voir.
Il va voir.
– Oh, là là, oui ! Et quelque chose de bien. C’est qui ? Ton mari, hein ?
Non. Elle fait signe que non.
– Qui alors ? Dis-moi !
Elle lui met un doigt sur les lèvres.
Il n’insiste pas. Il la couvre de baisers. Et il est en elle. Impatient. Impérieux. Il y éclate son plaisir. Et fait surgir le sien.


12-


Elle est dans son lit, sur le ventre. Nue. Elle a rejeté drap et couverture. Sa peau ne supporte pas le moindre contact. Et elle a mal. Tellement. Mais elle est heureuse. Tellement aussi. Heureuse, oui. Même si elle redoute, par bouffées, que son bonheur ne prenne brusquement fin. À cause de la guerre, oui, bien sûr… Mais aussi parce qu’il est jeune, Gontran. Parce qu’il est beau. Et qu’il doit faire rêver, par dizaines, les jeunes filles de son âge. Qu’il s’en trouvera forcément une, un jour, dont il se sentira éperdument épris et que, ce jour-là, il lui faudra s’effacer pour ne pas être une entrave à son bonheur. Il ne lui restera plus alors que ses souvenirs. Et ses larmes. N’y pas penser. Profiter. Profiter, le plus possible, des instants qu’il lui donne.

– Je ne monterai pas, ce matin, Sylvain.
– Comme Madame voudra…
Il étrille Flamboyant. Il lui flatte l’encolure.
– Il vaut assurément mieux. Si Madame ne veut pas raviver la douleur…
Elle rougit. Elle se détourne. Elle s’éloigne sous la futaie. Les feuilles mortes craquent sous ses pas. Elle marche. Elle veut marcher. Elle en a besoin. Sa chair est à vif sous ses vêtements. Chaque pas est un calvaire. Mais elle marche. Sylvain l’a fouettée. Il l’a fouettée et… La honte, une nouvelle fois, la submerge. Est-ce qu’il s’est rendu compte hier ? Peut-être pas. Sans doute pas. Sûrement pas. Ces gémissements-là, qu’elle a poussés, qu’elle n’a pas pu s’empêcher de pousser, quand ça l’a traversée, ressemblent tellement à ceux que procure la douleur. Non. Non. Elle se fait des idées. Il ne s’est aperçu de rien. Il était, de toute façon, tellement absorbé par ce qu’il faisait, tellement attentif à ne pas lui laisser intact le moindre centimètre de peau qu’il n’a certainement pas prêté la moindre attention à la nature de de ses plaintes. Oui, mais si… Elle hausse les épaules. Peu importe ce qu’il pense. Ce qu’il est allé imaginer. Peu importe. Elle s’efforce, en vain, de s’en convaincre.

Elle attend Gontran. Il ne va pas tarder. Il va apparaître là-bas, derrière la grange, entre les arbres. Courir vers elle. La saisir dans ses bras. Et elle va défaillir de bonheur.

Elle l’attend. Elle s’impatiente. Lui, toujours si ponctuel d’habitude. Une demi-heure de retard. Une grosse demi-heure. Pourvu qu’il ne lui soit rien advenu de fâcheux. Mais non ! Non. Elle est folle. Il va surgir en riant. « Un bavard importun dont j’ai eu toutes les peines du monde à me défaire… » Il va la couvrir de baisers. Et tout va rentrer dans l’ordre.

Elle est morte d’inquiétude. Deux heures. Plus de deux heures. Il s’est passé quelque chose, elle en est sûre. En courant vers elle, il a roulé sous un attelage. Ou bien il s’est battu et on l’a laissé pour mort sur le pavé. Ou bien encore…

C’est la dixième fois, au moins, qu’elle pose la question à Sylvain.
– Il ne vous a rien dit ? Il n’est pas passé ce matin ?
– Mais non, Mademoiselle ! Vous pensez bien que, s’il l’avait fait, je me serais empressé de vous en tenir informée.

Le jour baisse. Il ne viendra pas. Il ne viendra plus. Il a passé l’après-midi avec une autre. Elle le sait. Elle le sent. Elle en est sûre. Et elle ne peut même pas laisser libre cours à son chagrin. Si Pierre s’apercevait qu’elle a pleuré…

Elle vogue de cauchemar en cauchemar. Elle est de toute beauté, la fille. Et comme il l’aime ! Comme il la caresse avec passion ! Elle la chasse. Elle s’estompe. Elle disparaît. Pour revenir, plus triomphante que jamais. En robe de mariée, cette fois. Elle est resplendissante. Ils se serrent l’un contre l’autre. Ils s’embrassent. Sous les regards ravis des invités. Elle les observe, en larmes, dissimulée derrière un arbre. Ils l’y débusquent. Ils se moquent d’elle. Toute la noce se moque d’elle. Et elle s’enfuit, vaincue.


13-


Il ne vient plus. Jamais. Quatre jours qu’il n’est pas venu. Qu’elle est sans nouvelles. Quatre jours que l’angoisse la ronge. La dévore. Qu’il lui faut néanmoins faire bonne figure devant Pierre. Lui donner le change.
Elle passe ses nuits à pleurer. Et à se demander. Ce qu’il fait. Ce qu’il pense. Et pourquoi il ne vient plus ? Pourquoi ? Mais elle le sait pourquoi. Inutile de se bercer d’illusions. C’est une autre. C’est l’autre. Il ne viendra plus. Plus jamais.

Le seul avec lequel elle puisse parler un peu de lui, c’est Sylvain.
– Croyez-vous qu’il ait pu lui arriver quelque chose ?
Il fronce les sourcils, réprobateur, mais se fait malgré tout rassurant.
– S’il lui était survenu quelque accident ou s’il était tombé sérieusement malade, nous l’aurions su. D’une façon ou d’une autre, nous l’aurions forcément su.
Elle insiste.
– Mais alors, Sylvain ? Mais alors ?
Il hausse les épaules.
– Il reviendra, vous verrez. Il finira par revenir. Parce qu’il y a très certainement une explication toute simple qui, pour le moment, ne vient pas à l’esprit de Mademoiselle.
– Et si ?
– Si, Mademoiselle ?
– S’il en avait rencontré une autre ?
Il ne répond pas. Pas tout de suite. Il chevauche silencieusement à ses côtés. Il regarde droit devant lui. Longtemps. Et puis…
– Vous lui avez dit ? Que c’était moi qui vous fouettais ? Vous lui avez dit ?
Elle rougit. Elle se trouble.
– Oh, non ! Non.
– Que c’était monsieur Pierre alors ?
– Non plus, non.
– Qui alors ?
– Mais personne.
– Alors je crois que Madame fait fausse route. Qu’elle prend les choses à l’envers.
– Que voulez-vous dire ?
– Il n’a personne, mais il a le soupçon, par contre, que Madame, elle, a quelqu’un d’autre. Qui la fouette.
Mais bien sûr ! Comment n’y-a-t-elle pas pensé ? Mais bien sûr ! Quelle sotte elle fait ! Deux fois il lui a posé la question. Deux fois il lui a demandé. Elle n’a pas répondu. Elle a éludé. Alors il s’est imaginé…
– Je vais lui écrire, Sylvain. Je vais lui expliquer. Vous porterez la lettre.
Il s’incline.
– Si je puis me permettre… Madame ne va pourtant pas lui avouer que je la châtie parce qu’elle ne parvient pas à le quitter ?
Non. Évidemment, non.
– Quel motif, dès lors, invoquera-t-elle donc ?
Mais que…
Elle ne sait pas. Elle verra. Elle improvisera. Elle lui expliquera que c’est pour lui. Par amour pour lui. Il comprendra.

Ils font demi-tour. Ils chevauchent en silence.
Elle est déjà dans sa lettre. Dont elle cherche les mots. Dont elle polit amoureusement les phrases. Qu’elle a hâte d’aller jeter sur le papier.

Elle tend les rênes à Sylvain. Les retient un moment.
– Et s’il ne me croit pas ?
– Alors il faudra lui en administrer la preuve. De toute façon Madame mérite. Amplement. Plus que jamais. Parce que ce n’est plus seulement qu’elle ne parvient pas à le quitter, c’est que, maintenant, elle lui court après.


14-


– Alors, Sylvain, alors ?
– Je lui ai donné la lettre.
– Il l’a lue ?
– Sur-le-champ. Et il l’a tout aussitôt détruite.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Rien. Il s’est contenté de sourire.
– Mais il viendra ?
– Il viendra.
– Oh, merci, Sylvain, merci.

Et elle est dans les bras de Gontran.
– Toi ! Toi ! Comme tu m’as manqué ! Si tu savais…
Elle le couvre de baisers. Il la couvre de baisers.
Et il passe sa main sous sa robe.
– Il y a rien aujourd’hui.
– C’est parce que… T’es pas venu… Tu venais pas…
Il sourit.
– Et c’était pour toi. Si, c’est vrai, tu sais. C’était pour toi. Que pour toi.
Il sourit toujours. Il n’arrête pas de sourire.
– Je sais pas.
– Tu sais pas quoi ?
– Si c’est vraiment ce Sylvain qui te le met dans cet état.
– Ah, si, si ! Je t’assure.
Il fait la moue.
– À moins que…
Elle appelle. Elle hurle.
– Sylvain ! Sylvain !
Qui fait presque aussitôt son apparition dans l’encadrement de la porte.
– Mademoiselle ?
– Cravachez-moi, Sylvain ! Il veut pas me croire. Montrez-lui ! Allez, montrez-lui !
Et elle s’agenouille. Elle relève sa robe au-dessus de ses reins. Elle lui tend sa croupe.
Il prend tout son temps. Il attend. Il la fait attendre.
– S’il vous plaît, Sylvain… S’il vous plaît !
Il cingle. Avec force. Le premier coup lui arrache un gémissement de douleur. D’autres suivent. À intervalles réguliers.
Elle ferme les yeux. Gontran est là, derrière. Il voit. Elle est heureuse.
Le rythme s’accélère. Elle crie. Elle se cabre. Elle ondule. Elle s’ouvre. Elle hurle. Elle n’a plus la moindre pudeur. Plus la moindre honte.

– Là, c’est tout. C’est fini.
Elle se laisse aller contre Gontran. Contre son torse. Elle y pleure. À chaudes larmes. Elle est bien. Si bien. Il la caresse doucement. Il prend la pointe de son sein entre ses lèvres. Il l’agace. Il la mordille. Il est tout dur contre elle. Tout gorgé. Elle le veut.
– Viens, Gontran, viens !
Elle ne lui en laisse pas le temps. Elle s’empare de lui. De sa queue. Elle l’enfouit en elle. Et elle se jette, à grands coups de bassin, éperdument contre lui. Leurs rythmes s’épousent, se confondent.
Et ils clament leur plaisir, ensemble, à pleine voix.

Ils reprennent leurs esprits, tendrement enlacés.
– T’as fait semblant, Gontran, hein !
– De quoi donc ?
– De pas croire que c’était Sylvain…
– Ben, bien sûr.
– Tu es un monstre. Je te parle plus.
Et leurs lèvres se joignent.


15-


Couchée sur le ventre dans l’obscurité, elle laisse le bien-être l’envahir. Ses fesses la lancinent, mais elle est bien. Si bien. Il est revenu. Il est à elle. Si passionné. Si ardent. Et elle est encore toute pleine de lui. Ouverte. Abandonnée. Gontran. Son Gontran. Elle sourit. Elle lui sourit.
Sylvain !
Elle réalise d’un coup.
Sylvain ! Il était là, Sylvain. Il ne s’est pas retiré après l’avoir fouettée. Elle n’y a pas, sur le moment, prêté attention, tout occupée qu’elle était de Gontran, de son bonheur d’être avec lui. Mais il est resté, maintenant elle en est sûre. Il l’a regardée se pâmer dans les bras de Gontran. Il l’a regardée se ruer éperdument contre lui, à la conquête de son plaisir.
La honte la submerge.
Quel méprisable petit personnage il fait !
Oui, mais enfin, si tu n’avais pas…
Si je n’avais pas quoi ?
Non. Rien.
Il devait me fouetter. Et partir. S’en aller. Oh, mais il va avoir de mes nouvelles, alors là il peut s’y attendre…
Tu vas faire quoi ?
Lui dire ma façon de penser.
Tu peux aussi ne t’être aperçue de rien, persuadée qu’il était parti.
Tu crois ?
D’autant que ce n’est pas si désagréable que ça au fond pour toi, avoue, que…
Tais-toi ! Tais-toi ! Tu vas te taire ?

Sylvain ne desserre pas les dents. Ils ont contourné le bois de La Clanche, longé les prés de Mironnet, pris à droite à la fontaine de Saint-Urbain et il n’a toujours rien dit.
Il est absent, lointain, préoccupé.
– Eh bien, Sylvain, il y a quelque chose qui ne va pas ?
– Si, Mademoiselle, si ! Tout va bien.
Mais il soupire.
Ils chevauchent. La plaine de La Longerie. Le moulin de La Coinette.
– Mademoiselle…
Il se tourne vers elle, l’air grave.
– Oui, Sylvain…
– Il court des bruits. Au sujet de ce jeune homme. Il court des bruits.
Elle pâlit.
– On soupçonne quelque chose ?
– Oh, non, Mademoiselle, non ! Pas ça… Non. Il se dit qu’il serait parti.
– Parti ? Comment ça parti ? Où ça parti ?
– Il se serait enfui.
– Mais pourquoi ? C’est absurde.
– Sa classe est appelée sous les drapeaux. Il aurait fui à l’étranger pour échapper à l’incorporation. Et à la guerre.
– Sans m’en parler ? Sans me faire ses adieux ? C’est impossible. Complètement impossible.


Elle l’attend. Dans la grange. Ce sont des racontars. On cherche à lui nuire. Il va venir. Elle en est sûre.

Il se passe du temps. Deux heures. Trois heures. Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. Mais elle l’attend

Le jour tombe. Elle pleure. Mais pourquoi ? Pourquoi il m’a fait ça ? Pourquoi ?

On entre. Elle sursaute. C’est Sylvain.
– Il faut rentrer, Madame. Votre mari va s’inquiéter.


16-


Pierre marche de long en large comme un furieux.
– Ah, vous voilà ! Vous savez la nouvelle ?
Elle feint l’étonnement.
– Non. Quoi donc, mon ami ? Quelle nouvelle ?
– Le fils De Fontvieille… Gontran… Il n’a pas rejoint son régiment. Déserteur. Hein ? Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Ce qu’elle en dit, c’est que c’est une honte. C’est ce qu’il faut qu’elle dise. C’est ce qu’il veut entendre.
Il éructe.
– C’est un scandale ! Un véritable scandale.
Il ne décolère pas de tout le repas.
– Qu’on le rattrape ! Conseil de guerre. Qu’on le fusille ! Qu’on fasse un exemple ! S’enfuir lâchement quand la patrie est en danger… Une balle en plein cœur, c’est tout ce qu’il mérite ! Oui. Parfaitement. Une balle en plein cœur. Devant le front des troupes.
Elle l’écoute. Et elle ne l’écoute pas. Elle se sent étrangement vide. Comme absente d’elle-même. Plus grand chose n’a d’importance. Plus rien n’a d’importance. Il est parti. Sans le lui dire. Sans un adieu. Elle le déteste. Elle le hait.
Elle l’aime. Comme elle l’aime !

Dans sa chambre, après, sur son lit, elle ferme les yeux. Ils sont pleins de larmes. Où est-il ? A-t-il quitté l’Europe ? Oui. Forcément. Elle l’imagine. Il vogue. Vers ailleurs. L’Afrique ? L’Amérique ? Les flots le bercent. Il est allongé sur le pont d’un navire, au soleil. Soulagé. Heureux ? Non. Pas heureux. Il se sent sale. Méprisable. Il s’efforce de n’y pas penser. De sourire à son avenir. Comment se le représente-t-il ? Est-ce qu’il lui y ménage une petite place ? Une toute petite place ? Est-ce qu’il voudra qu’elle le rejoigne quand il sera installé bien à l’aise dans sa nouvelle vie ? Quand tous ces bruits de guerre et de violence se seront estompés ? Oui, mais quand ? Dans un an ? Deux ? Trois ? Elle esquisse un sourire. Elle aussi, à son tour, elle vogue. Vers lui. Vers un pays où il fait toujours beau. Où il y a des arbres gigantesques. Des plantes aux fleurs improbables, aux senteurs enivrantes. Elle y débarque sur une plage de sable fin. On la conduit vers lui. Dans un village aux maisons blanches qui ruissellent de soleil. Il est là, entouré d’ouvriers, auxquels il donne des ordres. Il lève la tête. Il l’aperçoit. Il court vers elle. Elle se jette dans ses bras. Leurs lèvres se joignent. Ils sont heureux. Jusqu’à la fin des temps.

Elle se réveille en sursaut. Elle est en nage. Son cœur bat la chamade. Elle a rêvé qu’on l’avait pris. Gontran. Capturé. Juste au moment où il allait embarquer. On l’a battu. À coups de poing. À coups de pied. À coups de crosse. Il a le visage en sang. Une pommette éclatée. Il est couché à même le sol d’une cellule glaciale. Elle serre ses deux mains contre sa poitrine. Ce n’est qu’un méchant rêve. Un cauchemar. Elle ne sait pas. Elle a peur. Et si c’était vrai ? C’était tellement présent. Tellement réel.

Elle ne se rendort pas. Elle se tourne. Elle se retourne. Finit par se lever sans bruit. Il faut qu’elle bouge. Il faut qu’elle marche.
Ses pas la conduisent là-bas. À la grange. C’est là que… Gontran… L’odeur du foin. Elle s’y étend. À l’endroit même où, la dernière fois… Elles étaient si bonnes, ses caresses. Si pleines de passion. Et ses mains sont sur ses seins. Elle en caresse les pointes du bout du pouce. Elles descendent. Se font insistantes. Précises. De plus en plus précises. Il est là, avec elle. Ce sont ses doigts qui la guident vers le plaisir. Qui vont le faire éclater. Qui… Une brûlure intense, soudain, sur ses cuisses. Une autre…
– Madame devrait avoir honte. Honte…
Mais elle a honte. Oui, elle a honte. Comment elle a honte !
Et elle se tourne. Elle lui présente ses fesses. Qu’il cingle à tout va.
– Plus fort, Sylvain ! Plus fort !
Et elle jouit dans un grand râle.


17-


Elle n’ira pas. Elle n’ira plus. Elle ne chevauchera plus à ses côtés. Comment reparaître devant lui maintenant ? Elle s’est comportée comme la dernière des dernières. Elle s’est avilie. Comme jamais elle n’aurait cru pouvoir le faire.
Tu as joui sous ses coups. Non, mais tu te rends compte ? Tu as joui sous ses coups. Et de quelle manière !
Ce n’est pas la première fois.
Certes, mais les autres fois, tu avais l’excuse de Gontran. Hier soir, tu n’en avais aucune. Alors il serait peut-être temps que tu te regardes enfin en face. Telle que tu es.
Ce qui veut dire ?
Que le fouet te met en transes.
N’importe quoi ! Vraiment n’importe quoi !
Tu es sûre ?
Peut-être que j’aime un peu ça quand même, oui.
Beaucoup, tu veux dire ! Beaucoup plus que quoi que ce soit d’autre.
Tu m’agaces !
Et même, sois honnête avec toi-même, ce qui te met dans tous tes états, c’est que ce soit Sylvain. Parce que c’est ton cocher. Ton serviteur. Ce qui t’humilie. Et c’est précisément parce que ça t’humilie profondément que…
Ça suffit ! Cette fois ça suffit.
Elle se lève. Ne plus penser. Elle va jusqu’à la fenêtre. Elle écarte le rideau. Il fait beau dehors. Il fait si beau…

Il l’aide à enfourcher Flamboyant. Il la laisse prendre un peu d’avance et puis il la rejoint. Ils chevauchent de front. Il y pense. Il y pense forcément. Elle aussi. Tout l’y ramène. Chaque trépidation de la selle lui est une véritable torture.
– Mademoiselle…
– Oui, Sylvain…
– S’agissant de ce jeune homme…
– Gontran ?
– Gontran, oui. Il se dit qu’il aurait préparé son départ de longue date. Dans le plus grand secret.
Ce qui signifie que, pendant tout ce temps qu’il a été avec elle, il ne l’a jamais été vraiment. Déjà ailleurs.
Il s’est joué d’elle. Et il y a quelque chose qui se brise. Doucement. Lentement. Sans faire vraiment mal. Presque un soulagement. Il est lâche. C’est un lâche. Il n’a aucun courage. Ni celui de se battre ni celui de dire la vérité.
– Il serait, paraît-il, en Asie.
Elle hausse les épaules.
– Grand bien lui fasse !
Il peut bien être où il veut. Elle s’en moque. Elle ne le rejoindra pas. Il n’existe pas. Il n’existe plus.
Ils chevauchent. Des filaments de brume s’étendent à l’horizon. Des étourneaux s’enfuient à leur approche. Il lui jette, de temps à autre, un regard de côté. Sans un mot.
– J’ai un peu froid.
Ils font demi-tour.
Elle descend de cheval. Elle lui tend les rênes.
– Merci, Sylvain.

Pierre lit devant la cheminée. Il lève la tête. Lui sourit.
– L’abbé Maurel est passé. Il était pressé. Il ne vous a pas attendue.
– Que voulait-il ?
– Vous rappeler que c’est demain que se tient sa vente de charité.
– Je n’ai pas oublié. J’y serai.


18-


Le beau temps aidant, on se presse en foule autour des bacs.
L’abbé Maurel se démène comme un beau diable.
Il se frotte les mains. Il les joint.
– C’est un succès ! Un véritable succès. Qui va nous permettre de porter secours à nos déshérités.

Elle, elle sourit. Elle emballe. Elle tend. Elle sourit encore. Elle encaisse.
Ses fesses lui font mal. Une douleur sourde. Pénétrante. Continue. Mais qui, tout compte fait, n’est pas vraiment désagréable. Qui s’avère même, par moments, – allons, ne te voile pas une fois de plus la face – particulièrement agréable.

Il y a des femmes. Qui vont. Qui viennent. Beaucoup de femmes. Surtout des femmes. Qu’elle connaît, pour la plupart. Qui la saluent. Avec lesquelles elle échange quelques mots. Des femmes qui ignorent que son cocher la fouette, qu’elle en porte les marques, profondément ancrées, et qu’elle jouit éperdument sous ses coups. Des femmes qui sont à cent mille lieues de se douter. Et elle en éprouve une intense jubilation.

– Je suis moulue, mon ami. Ce bruit… Cette chaleur… Dînez sans moi !
Et elle regagne sa chambre.
Elle se dévêt, se jette, au passage, un regard dans la glace. Les marques sont toujours là. En longues traînées parallèles. Violacées. Boursouflées.
Elle soupire. Elle sourit. Elle les parcourt, du bout du doigt.

Et puis, elle s’étend. Elle glisse ses mains sous ses fesses, s’endort.
Et les femmes sont à nouveau là. Avec elle. Devant elle. Sous le soleil. Anne Saintonge. Claire Delalande. Émilie Deshouraies. D’autres encore. Beaucoup d’autres.
– C’est un scandale !
Elle a surgi d’un coup. Alice Maurepas, la mère de Gontran.
– Un scandale, oui ! Cette traînée a couché avec mon fils.
Le silence. Tous les regards convergent vers elle. Réprobateurs. Haineux. Le silence s’éternise. Un silence qu’elles finissent par rompre. Toutes en même temps.
– Avec un gamin. Vous n’avez pas honte ?
– Oh, mais avec elle, on peut s’attendre à tout.
– Dévergondée !
– Catin !
Une gifle part. Une autre.
Elle s’efforce, tant bien que mal, de se protéger le visage de son bras replié.
Anne Saintonge suggère.
– On devrait la fouetter.
Les autres font chorus.
– Oh, oui ! Oui. Que ça lui en fasse passer l’envie. Une bonne fois pour toutes.
Et il y a leurs mains sur elle. Des dizaines de mains. Qui la dépouillent de ses vêtements. Qui les lui arrachent.
Elle est nue. Entièrement nue. Sous les yeux des hommes. Qui ne bougent pas. Qui ne la défendent pas. Qui regardent.
Quelqu’un constate.
– Il y a son cocher, là-bas.
On l’appelle. On la fait mettre à genoux. On la maintient solidement. On pèse, de chaque côté, sur ses épaules.
Et Sylvain cingle.

Le cri qu’elle pousse la réveille en sursaut. Elle est en nage.
Et c’est trempé entre ses cuisses.


19-


Quand elle arrive, le matin, Flamboyant est prêt. Il ne lui reste plus qu’à se mettre en selle.
Et tout est exactement comme avant. Avant Gontran. Les chemins qu’ils empruntent, ils les ont parcourus des dizaines de fois. Des centaines de fois. Ce sont les mêmes prés, les mêmes carrefours, les mêmes sous-bois. Et Sylvain a les mêmes mots. Lui assène les mêmes récits. La guerre. Sedan. La Commune de Paris. Les morts. Les blessés. Les coups de feu.
Et c’est comme s’il n’y avait jamais rien eu. Comme si Gontran n’avait jamais existé. Ni… le reste.

Cela a pourtant eu lieu. Cela lui revient. Cela lui remonte. Par bouffées. Elle jette alors à Sylvain de discrets regards de côté. Il l’a fouettée. Il l’a vue nue. Il l’a vue jouir dans les bras de Gontran. Il l’a même fait jouir. À grands coups de cravache. Est-ce qu’il y pense de temps à autre ? Évidemment qu’il y pense. Comment pourrait-il en être autrement ? Et la honte l’anéantit.

L’après-midi, elle n’a plus la moindre raison de retourner là-bas. Elle n’y retourne pas.
Elle vaque, indifférente, à des occupations du quotidien. Elle brode. Elle coud. Elle s’ennuie. Comme elle s’ennuie !
Et cela la prend d’un coup. Elle fait atteler. Elle sort. Pour voir du monde. Pour s’étourdir.
Elle fait quelques emplettes. Parfois une rencontre. Elle prend le thé. Avec Anne Saintonge. Ou Émilie Desrouhais. Qui lui parlent, elles aussi, de la guerre. Qui va avoir lieu. Qui ne peut pas ne pas avoir lieu. Elles craignent. Pour leurs fils. Pour leurs maris. Pour leurs frères.
Et Pierre ? En cas de mobilisation générale, lui aussi il partira. Bien sûr qu’il partira. Elle n’y pense pas. Elle n’y veut pas penser. Le pire n’est jamais sûr. Et tout cela lui paraît si lointain, si irréel.

Elle rentre. Elle rentre et elle erre comme une âme en peine. Elle s’apitoie sur son sort. C’est quoi, son existence ? Des jours qui se succèdent les uns aux autres sans que jamais rien n’y survienne. De surprenant. D’exaltant. De vivant. Sa vie est morte. Et elle avec. Il lui prend des envies de pleurer.

Elle se réfugie dans sa chambre. Elle ne veut pas qu’on l’y dérange. Sous aucun prétexte.
Elle s’allonge sur son lit. Elle ferme les yeux. Quelqu’un s’approche. C’est Gontran. Pas Gontran, non. Elle ne veut pas. Elle ne veut plus. Il insiste. Elle le repousse. Il s’éloigne.
Un autre surgit. Qu’elle ne connaît pas. Il est jeune. Il est beau. Il lui sourit. Elle lui tend les bras. Elle lui tend les lèvres. Elle se réfugie contre lui. Elle s’y blottit. Ses baisers sont doux. Ses baisers sont passionnés. Il glisse une main dans son corsage. Elle la lui emprisonne.
– Il ne faut pas. Non. Il ne faut pas.
– Mais pourquoi ?
– Parce que…
Mais il a envie. Tellement ! Elle s’abandonne. Sa main est sur son sein. Elle le parcourt. Elle le redessine. Elle en fait dresser la pointe. C’est si bon ! C’est si doux ! C’est si ardent !
Elle va aussi en bas, sa main. Sous sa robe. Sous son jupon. Elle s’aventure. Elle découvre. Elle fouille.
Il y a son désir contre sa cuisse. Elle est dure. Gorgée de sève. Elle s’approche. Elle est tout près. Elle la fait attendre. Elle ne peut pas. Elle ne peut plus. Elle s’en empare. Elle l’enfouit en elle. Elle l’y enfonce. Oh, que c’est bon !
– Mademoiselle est incorrigible.
C’est Sylvain. La voix de Sylvain.
– Mais non !
– Mais si ! La queue ! Pour Madame plus rien d’autre ne compte désormais que la queue.
– Je ne vous permets pas.
Mais il n’écoute pas. Il n’écoute rien. Il brandit la cravache.
Elle se retourne. Elle lui offre ses fesses. Elle lui offre son cul.
– Tapez, Sylvain ! Tapez ! Ne me ménagez pas !
Il ne la ménage pas. Il cingle. Il fouette. À tour de bras.
Et elle jouit. Et elle mord furieusement l’oreiller pour étouffer ses cris.


20-


Flamboyant est couché dans son box, prostré.
Elle s’effraie.
– Qu’est-ce qui est arrivé, Sylvain ? Qu’est-ce qu’il a ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. Il est dans cet état depuis ce matin. Le vétérinaire devrait arriver d’un instant à l’autre.
Elle marche de long en large. Elle lui caresse l’encolure. Elle lui prodigue des encouragements.
– Ça va aller… Ça va aller…
Elle va. Elle vient.Sur le pas de la porte de l’écurie, elle scrute le chemin tout au bout, là-bas.
– Mais qu’est-ce qu’il fabrique ?

C’est un nouveau. Il est jeune. Il a les yeux verts. Il l’y enferme quelques instants. Et puis il va droit à Flamboyant.
Il retire sa veste. Il ausculte. Il palpe. Il hoche la tête.
– C’est grave ?
– Sans doute pas.
– Mais ce peut l’être ?
Il hausse les épaules. Il sourit.
– Je ne crois pas.
Il dresse une liste de remèdes.
– Vous allez les chercher, Sylvain ?
– Mais certainement, Madame…
Il prend la feuille. Il s’éloigne.
Le jeune vétérinaire range posément, méthodiquement, son matériel dans sa trousse. Lève les yeux sur elle.
– Ne vous inquiétez pas trop…
Elle soupire.
– Ce n’est pas chose aisée.
– Je repasserai dans l’après-midi voir si son état s’est amélioré.
– Oh, oui, oui ! S’il vous plaît… Je serai plus tranquille.
Elle le raccompagne jusqu’à son attelage. Elle lui tend la main.
Il la serre. Il la garde dans la sienne. Un peu plus qu’il ne faudrait.

Il est là, penché sur Flamboyant. Il a tenu parole.
– Il va mieux. Beaucoup mieux. Demain il n’y paraîtra plus du tout.
Elle lui sourit.
– Vous êtes un magicien.
– Oui, oh…
Elle l’assaille de questions. Pour le retenir. Pour qu’il ne parte pas. Pas tout de suite.
Est-ce qu’il faut qu’elle lui change son régime alimentaire ? Qu’elle le nourrisse moins ? Plus ? Et pour l’activité physique ? Qu’est-ce qu’il lui conseille tant qu’il n’est pas complètement remis ? Une heure ? Deux heures ?
Il prend tout son temps pour lui répondre. Il entre dans les détails, multiplie les précisions, se perd en de longues digressions.
Quand il se résout enfin à partir, il lui retient la main un peu plus longtemps encore. Elle ne cherche pas à la retirer.

– Mademoiselle trouve ce vétérinaire très à son goût.
– Mais pas du tout, enfin, Sylvain ! Qu’est-ce que vous allez chercher ?
Il relève la tête. Il sourit.
– Je connais Mademoiselle. Et je sens que je vais devoir, sans tarder, la rappeler à l’ordre.
Elle ne répond pas. Elle rougit. Elle se détourne.


21-


Flamboyant n’est pas vraiment remis. Il a l’œil vitreux. Le poil terne.
– Vous ne trouvez pas, Sylvain ?
– Absolument pas, non ! Madame se fait des idées. Il se porte comme un charme.
Elle n’insiste pas. Elle monte en selle.
Il tranche.
– L’exercice lui fera, au contraire, le plus grand bien.

Et ils chevauchent. Sylvain égrène imperturbablement ses prétendus exploits guerriers. Elle ne l’écoute pas. Elle fixe le chemin. La cime des arbres. Un vol d’étourneaux.
Est-ce que c’est cela, sa vie ? Est-ce que ce sera toujours cela ? 
D’éternelles matinées cheminées sans but aux côtés de Sylvain. Au milieu de paysages qu’elle connaît par cœur. Sur des chemins mille et mille fois parcourus et reparcourus. Jusqu’à l’écœurement.
Des après-midis interminablement consumées à des riens. À des travaux d’aiguille qui l’ennuient à mourir. À d’insipides conversations avec des femmes de façade, de soi-disant amies, qui jouent à se faire croire qu’elles sont ce qu’elles ne sont pas. Et qu’elles ne seront jamais. À de rituelles sorties auxquelles elle ne prend pas le moindre plaisir.
Des soirées étirées, devant la cheminée, en compagnie de Pierre, qui, plongé dans son journal, ne lui adresse pas la parole ou qui, s’il le fait, se lance dans de grandes considérations politiques dont elle se soucie comme d’une guigne.
À l’entrée du sous-bois, une brusque envie de pleurer s’empare d’elle. Il vaudrait mieux mourir. Elle est déjà morte.
– Rentrons, Sylvain, J’ai un peu froid.
– Comme Madame voudra…
– Et puis il ne faut pas trop fatiguer Flamboyant.
Et ils font demi-tour.

Elle aperçoit son attelage de loin. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Le vétérinaire. Il est là. Elle se retient d’éperonner Flamboyant.
Il est là, devant l’écurie. Il sourit. Il lui tend la main, l’aide à descendre de cheval.
– Je suis passé le voir… Comment va-t-il ?
Sylvain s’éclipse discrètement.
– Oh, bien ! Bien ! Beaucoup mieux, on dirait.
Il lui flatte l’encolure, le palpe ici et là, lui examine la mâchoire.
– Oui. Ce ne sera bientôt plus qu’un très mauvais souvenir.
Il plante ses yeux dans les siens.
– Et pour moi un très bon.
Elle se trouble. Elle rougit. Elle cherche, autour d’elle, un hypothétique secours.
– J’aurai eu le bonheur de vous avoir rencontrée. Et admirée.
Il prend ses mains dans les siennes. Les deux. Il les porte à ses lèvres.
– Tu me rends fou !
Il les baise éperdument.
– Cessez !
Elle veut les lui retirer. Les lui arracher.
– Cessez ! Je vous en prie.
Mais elle les lui laisse. Elle les lui abandonne.
Il se fait pressant. Impérieux.
– J’ai envie de toi. Tellement !
Il l’attire contre lui. Il cherche ses lèvres.
Elle se dérobe.
– Pas ici ! Pas ici ! On pourrait nous voir. On pourrait nous surprendre.
– Où alors ?
– Viens !
Dans la grange.


22-


Elle est folle.
Une dévoyée. Une dépravée.
Il la couvre de baisers. Il se fait pressant. Sa main se faufile dans son corsage.
Il ne faut pas. Non, il ne faut pas.
Elle le laisse pourtant faire. Sans se défendre. Parce que…
Parce que c’est toi qui l’as amené ici. C’est toi !
Il s’empare de l’un de ses seins. Il le fait surgir. Il en agace la pointe. Il la fait se dresser.
Il ne faut pas. Qu’est-ce qu’il va penser d’elle ?
– Edmond…
L’autre sein. Ils sont nus tous les deux sous ses doigts. Il les redessine. Il les apprend. Son membre est dur contre sa cuisse. Son souffle est tiède dans son cou.
– Blanche…
Ses mains sont sur ses épaules. Sous la robe. Qu’elle font glisser. Qui tombe à terre. Ses mains sur ses fesses. Contre ses fesses. À même la peau. Entre ses fesses. Dont elles suivent le sillon.
Il ne faut pas…
Son membre à nu palpite contre son ventre.
Il ne faut pas.
Ils basculent dans le foin.
Ses lèvres. Sur ses yeux. Sur sa bouche. Sur ses seins.
Et il est en elle. Et elle referme ses bras sur lui. Autour de lui. Elle lance son bassin à la rencontre du sien. Vite. De plus en plus vite.
Son plaisir surgit. Se déploie. Et elle le clame à pleins poumons.

Elle repose contre lui, sa tête nichée au creux de son épaule. Elle lui caresse le torse, du bout du pouce.
– Tu vas partir, toi ?
Il ne partira pas, non. Il est soutien de famille.
– Et puis un vétérinaire… On a besoin de moi ici. À l’arrière.
Ils se taisent. De l’autre côté de la paroi, un cheval s’ébroue.
Elle ramène sa robe sur elle.
– J’ai un peu froid.
Il se lève.
– Je dois y aller.
– Tu reviendras ?
Il se rhabille.
– Bien sûr que je reviendrai… Bien sûr…
– Quand ?
– Bientôt. Demain. Après-demain. Dès que je pourrai…
Un dernier baiser, rapide, sur ses lèvres.

Elle le raccompagne jusqu’à son attelage.
Il fouette. Il s’éloigne. Elle le suit des yeux. Jusqu’à ce qu’il ait disparu, là-bas, au bout du chemin.
Il reviendra. Bien sûr qu’il reviendra. Il l’a dit.

Là où ils se sont aimés, il y a un grand creux dans le foin. Elle s’y laisse tomber, les mains sous la nuque.
Sa semence chemine en elle. Redescend. Elle serre les cuisses, de toutes ses forces, pour la garder.
À côté, dans l’écurie, elle entend Sylvain s’activer.


23-


Mais qu’il parle à la fin ! Qu’il parle ! N’importe quoi. Qu’il la traîne dans la boue ! Qu’il la mette plus bas que terre. Mais qu’il dise quelque chose. Tout plutôt que cet insupportable silence réprobateur.
Mais non ! Il chevauche à ses côtés. Sans un mot. Sans jamais se tourner vers elle.
– Sylvain…
– Mademoiselle ?
Il ne la regarde toujours pas.
Elle explose.
– Mais dites quelque chose enfin !
Il hausse les épaules.
– Je n’ai pas à juger des faits et gestes de Mademoiselle.
Il marque un long temps d’arrêt.
– Si elle estime devoir, en toute conscience, s’offrir au premier venu…
– Ce n’est pas le premier venu…
– Madame joue sur les mots.
– Mais pas du tout enfin !
– Que Madame me pardonne, mais il a suffi à ce vétérinaire de claquer des doigts pour qu’elle s’allonge aussitôt dans le foin et qu’elle lui ouvre ses cuisses.
Elle rougit sous l’affront. Mais elle fait profil bas.
– Je sais, Sylvain. Je sais. Je m’en veux tellement. Si vous saviez !
Il se montre intraitable.
– Ce qui n’empêchera pas Madame de recommencer.
– Mais non, Sylvain, je vous assure…
D’un ton mal convaincu.
Il esquisse un imperceptible sourire.
– Non, la seule chose que Madame comprenne…
Son cœur s’accélère.
Il les fait attendre, les mots. Il les fait venir de très loin. De très très loin.
– C’est une bonne fouettée.
Il se tourne vers elle. Il la regarde cette fois. Il la fixe. Droit dans les yeux.
Elle baisse les siens.
– Sans doute suis-je, moi aussi, quelque peu fautif. De ne pas m’être montré suffisamment sévère à son égard. De l’avoir ménagée. J’aurais dû cingler plus longtemps. Et plus fort.
Elle frémit.
– J’aurais dû trouver les mots. Ceux qui font mouchent. Qui mortifient. Qui font passer à tout jamais l’envie de recommencer.
Elle frissonne de tout son être.
Les mots, oui. Les mots. Oh, oui !
Son regard se fait dur. Rapace.
– Mais il n’est pas trop tard. Il n’est jamais trop tard.
Et c’est, soudain, humide entre ses cuisses.

Il ramène les chevaux à l’écurie.
– Attendez-moi là !
Dans la grange.
D’un ton qui ne souffre pas de réplique.
Elle l’entend à côté. Il prend tout son temps. Il revient enfin.
– Dévêtez-vous ! Et tout ! Vous enlevez tout.
Elle se détourne pour le faire.
Il exige.
– Face à moi.
Elle obéit. Elle est nue devant lui. Entièrement nue. Bras ballants. Immobile.
Et elle a honte. Tellement honte…


24-


Trois jours qu’elle ne monte plus. Qu’elle fait faux bond à Sylvain. Trois jours qu’il selle Flamboyant pour rien. Qu’il l’attend en vain.
Et il attendra encore. Elle n’ira plus. Elle ne veut plus le voir. Plus croiser son regard. Il a été odieux avec elle. Il a utilisé des mots, mais des mots ! Il s’est comporté d’une façon absolument inqualifiable…
Et pas toi peut-être ?
Non ! Si ! Oui, mais moi…
Toi, tu as joui comme une forcenée sous ses coups. Tu l’as hurlé à tue-tête, ton plaisir. Il n’a pas été dupe, qu’est-ce que tu t’imagines ? Et tu voudrais que…
Ce n’est pas une raison.
Ah, non ?
Tu m’agaces, tiens ! Qu’est-ce que tu peux m’agacer !

– Sylvain…
– Oui, Mademoiselle ?
– Il est venu ces jours-ci quand je n’étais pas là ?
– Qui donc ?
Elle s’impatiente.
– Mais Edmond ! Le vétérinaire.
– Non, Mademoiselle.
– Ah…
Sa gorge se noue.
Elle se tait. Il se tait. Ils chevauchent. Longtemps.
Elle soupire. Soupire encore.
– Je voudrais dire à Madame…
– Oui, Sylvain ?
– Il reviendra sans doute.
Elle serre les rênes plus fort. Il reviendra.
– Mais il ne serait pas forcément dans l’intérêt de Madame de donner suite.
Elle fronce les sourcils.
– J’ai pris mes renseignements. Ce monsieur multiplie les conquêtes. Et se vante un peu partout d’avoir un tableau de chasse étoffé. Tant en qualité qu’en quantité.
– Ce ne sont peut-être que ragots. Il s’en dit tant ici.
– Je puis assurer à Madame que non. Et que si elle ne veut pas que revienne aux oreilles de monsieur…
Elle coupe court.
Merci, Sylvain. J’en prends bonne note.
Et éperonne Flamboyant.

Il la laisse chevaucher quelques instants devant lui. À bonne distance.
Et puis il la rattrape.
– S’il revient…
– Je lui signifierai qu’il n’ait plus à le faire.
– Il sait se montrer extrêmement persuasif quand il veut…
Il hésite.
– Et Mademoiselle est d’une nature ardente. Alors sans doute vaudrait-il mieux…
Elle le foudroie du regard.
– Que quoi ?
– Je ne veux que le bien de Mademoiselle.
Elle se radoucit.
– Je sais, Sylvain, je sais.
Il la connaît si bien.
– S’il revient, vous le renverrez. Vous ne le laisserez pas m’approcher. Sous aucun prétexte.
Il sourit. Il est satisfait.
– Comme Mademoiselle voudra…


25-


Il a attendu qu’ils se soient engagés dans l’allée forestière, juste après le carrefour du tremble.
– C’est fait, Mademoiselle.
– Qu’est-ce qui est fait, Sylvain ?
Elle le sait. Évidemment qu’elle le sait. Mais elle demande malgré tout.
– Qu’est-ce qui est fait ?
– Edmond, le vétérinaire, il ne devrait plus revenir. Il ne reviendra plus.
– Merci, Sylvain.
Ils s’enfoncent sous les hêtres.
– Madame ne regrette pas trop ?
Elle fait signe que non. De la tête. Non.
– Et maintenant ?
Elle lève sur lui un long regard interrogateur.
– Monsieur Pierre ne satisfait pas Madame. Il s’en faut de beaucoup.
Elle baisse les yeux, fixe quelque chose au loin, très loin, devant elle.
– Et Madame a des besoins. De gros besoins. Qu’il lui faut impérativement satisfaire.
Elle ne proteste pas. Elle continue à contempler les lointains.
– Avec, de préférence, de fringants jeunes gens, pleins de sève et de vigueur.
Une branche basse lui cingle le visage. Des gouttes lui ruissellent dans le cou.
– Seulement, que Madame songe à l’épouvantable situation dans laquelle elle se trouverait si, d’aventure, il revenait aux oreilles de monsieur Pierre qu’elle a un amant ou, pire, qu’elle les collectionne.
Elle frissonne. C’est une éventualité à laquelle elle ne veut pas songer. Qu’elle ne veut même pas envisager.
Il poursuit, imperturbable.
– Ce n’est malheureusement pas exclu. Parce que les gens parlent. Parce qu’ils se surveillent les uns les autres. Parce qu’ils se délectent du moindre ragot. De la moindre rumeur. Et parce qu’ils se réjouissent de voir leur prochain traîné dans la boue. Surtout si ce prochain est une femme.
Il saisit les rênes de Flamboyant. La force à s’arrêter.
– Je conjure Mademoiselle de ne pas se mettre en danger.
Il cherche ses yeux. Elle finit par les lui donner.
– Si je puis me permettre…
Il hésite. Se décide.
– J’ai fouetté Mademoiselle.
Un tremblement la parcourt toute.
– Et, pour autant que j’aie pu en juger, elle y a pris du plaisir. Beaucoup de plaisir. Presque autant que dans les bras de Gontran. Ou ceux d’Edmond.
– Non. Davantage.
Cela lui échappe. Cela lui a échappé. Elle rougit.
Il la prend dans son regard. Il l’y garde.
– Je sais.
Il lâche ses rênes. Ils font demi-tour.

Ils sont dans la grange. Il ne dit rien. Elle ne dit rien.
Elle se déshabille. Tout. Elle enlève tout.
Elle s’agenouille. Et elle attend. La cravache siffle, s’abat. Sur son dos. Sur ses fesses. Sur ses cuisses. La zèbre, la mord, la brûle.
Elle se tend vers elle. Elle s’offre à elle. Elle lui ouvre ses jambes. Qu’elle puisse s’y engouffrer.
Et son plaisir monte. Son plaisir surgit, la submerge.
Elle le proclame. Sans la moindre pudeur.

Elle se relève.
– Merci, Sylvain.
Elle n’aura plus besoin de Gontran, d’Edmond ou de qui que ce soit d’autre.