mardi 3 avril 2012

Souvenirs d'avant



S O U V E N I R S D’A V A N T


1-

Il fait une chaleur torride… J’essaie, tant bien que mal, de protéger ma maîtresse Livia, l’épouse du richissime banquier Lucius Cecilius Jocundus, des rayons d’un soleil accablant. Assise dans les gradins, elle a les yeux rivés sur l’entrée de l’arène, de l’autre côté là-bas… Un frémissement… Un murmure… Une clameur… On se lève… Elle se lève… Il est là… Il salue… Lui… Le rétiaire Nitimus… La coqueluche du tout Pompei… On crie… On se pâme… Elle tend les bras vers lui… Elle hurle avec les autres… Ses yeux brillent… Sa gorge palpite… Elle me broie l’épaule…

Il a vaincu… Sous leurs encouragements… Sous leurs clameurs… Sous leurs acclamations… Il n’a pas épargné son adversaire… Elles ne l’ont pas voulu, pouce baissé… Il l’a égorgé sous leurs yeux… On a aussitôt répandu du sable dans l’arène et les travées se sont lentement vidées dans l’odeur âcre de la sueur et du sang… Elle est rentrée sans un mot…

Je suis le seul de ses esclaves en qui elle ait vraiment confiance… Elle me l’a dit… Elle me l’a répété… Et elle m’a chargé d’un message à aller porter, là-bas, à la caserne des gladiateurs…
- En mains propres… Tu m’as bien compris ?… En mains propres… Et personne – absolument – personne ne doit être au courant…

Il ne me regarde pas… Il lit… Il hoche la tête…
- Je vois qui c’est, oui… J’ai eu affaire à son mari…
Il sourit…
- C’est quand elle veut… Ce soir si elle veut… Je l’attends…

- Ce soir ?…
Elle presse ses mains contre sa poitrine…
- Ce soir ?… Tu es sûr ?… Tu m’accompagneras… Envoie-moi mes servantes… Toutes… Tout de suite… Qu’elles viennent tout de suite…

Elle ramène sa palla sur son visage, se dissimule dans ses replis et on se fond tous les deux silencieusement dans la nuit, rasant les murs… Je la suis… Aux aguets… A l’affût du moindre danger qui pourrait surgir… Qu’elle pourrait courir…

- Ne bouge pas d’ici !… Attends-moi !…
Les gardes la laissent passer… S’engouffrer derrière les colonnes… Disparaître… Ils échangent à mi-voix des commentaires salaces… Rient grassement… Je l’attends… La nuit d’été est pleine d’odeurs subtiles et fortes… Une chouette pousse obstinément son cri… Je l’attends… Interminablement…

Quand elle ressurgit enfin, une première traînée de jour s’effiloche à l’horizon… Elle s’engage sur le chemin du retour… Sans rien dire… Sans un regard pour moi…

- Tu étais où cette nuit ?…
Ses servantes l’entourent… Elles sont en train de la coiffer…
- Je dormais, maîtresse…
- Tu dormais en effet… Ne l’oublie pas… Tu n’as pas quitté ta couche… Il faut que tu t’en souviennes… On va faire en sorte que tu t’en souviennes…
Un signe… Ils sont trois… Qui me dénudent, qui m’agenouillent… Et qui me fouettent… Ca mord… Ca brûle… Je crie… Je supplie… Elle les arrête…
- Approchez-le!…
On me traîne à ses pieds… Elle regarde… Elle fait la moue…
- Il braille pour pas grand chose… Continuez !…
Les servantes rient, ravies… Cherchent mes yeux…
On tape encore… Je n’ai plus de larmes… Je n’ai plus de cris…
- Tu t’en souviendras ?…
- Oui, maîtresse, oui…

Il y a encore d’autres nuits… Beaucoup d’autres nuits… Des nuits étouffantes d’Août… Où les Pompéiens s’attardent dans les rues… Restent longtemps à prendre le frais aux carrefours… S’accoudent aux fenêtres et s’interpellent d’une maison à l’autre… Il lui faut partir tard… Quand tout s’est endormi… De plus en plus tard… On emprunte des itinéraires compliqués… Qu’elle exige que je choisisse… Qu’elle me punit, le lendemain, d’avoir mal choisis si d’aventure on y a croisé un promeneur attardé…

On sait… Il s’en parle… Il s’en rit… Quand il entre dans l’arène, c’est elle qu’on regarde… C’est encore elle qu’on regarde quand il triomphe… C’est elle qu’il vient saluer, au pied des gradins, tout auréolé de victoire… On sait… Elle l’ignore… Elle feint de l’ignorer…




2 –

Ce sont les cris affolés des servantes, leurs courses éperdues qui m’ont réveillé…
Il fait étrangement nuit… La nuit est retombée…
Une voix tout près…
- Le Vésuve !… C’est le Vésuve !…
Je me précipite… Un épais nuage noir obscurcit le ciel… Une fine pellicule de cendres commence à tout recouvrir…

- Elle est où ?… La maîtresse ?… Elle est où ?…
Pulcheria ne sait pas… Fulvia non plus… Elles fuient… Elles s’enfuient… Au hasard… Sauve qui peut…

Elle dort. Nue. Epuisée de plaisir… Elle dort…
- Maîtresse…
Elle s’est redressée… Ses yeux lancent des éclairs…
- Que fais-tu là ?… Dans ma chambre ?… Tu seras mis à mort…
- Vite, maîtresse… Vite… Il faut partir…
- Où sont mes servantes ?…
- Vite, maîtresse, vite… Le Vésuve…
- Le Vésuve ?… Donne-moi mes vêtements… Suis-moi !…

Elle court… Elle court à perdre haleine… Sans se soucier de rien ni de personne, elle court…
- Vite !… Vite…
Tout le monde court… Dans tous les sens… Il y en a qui se sont couvert la tête d’épais oreillers pour se protéger des pierres qui tombent… De plus en plus dru… De plus en plus grosses… D’autres emportent d’énormes sacs qui les entravent dans leur fuite… Dans les boutiques des pillards se sont mis fébrilement à l’œuvre…
- Maîtresse…
- Tais-toi !… Cours !…

Il n’y a plus de gardes… Elle sait où elle va… Elle y va tout droit…

La cellule est vide… Celle d’à côté aussi…
- Tu es où ?… Réponds-moi !… Tu es où ?… Mais il est où ?…
Elle hurle…
Un colosse surgit de nulle part…
- Ah, tiens, mais c’est… S’il s’agit de t’en mettre un petit coup, je peux très bien faire l’affaire… Mieux que lui, même… Hein, qu’est-ce t’en dis ?…
Il pose les mains sur elle… Elle le repousse… Il tombe lourdement… Il est ivre…

Elle court… On court… Elle ouvre des portes… Dedans… Dehors… Elle interroge ceux qu’elle rencontre… Tous…
- Il est où ?… Il est où ?… Il est où ?…
Nulle part… Personne ne sait… Tout le monde fuit…
- Maîtresse…
Elle n’écoute pas…

Une pierre… Une pierre qui l’a frappée en pleine tête… Elle m’a jeté un regard stupéfait et elle s’est effondrée, inanimée…
- Maîtresse…
Je la soulève… Je la serre contre moi… Je l’emporte… Loin… Le plus loin possible… A l’opposé là-bas… Vite… Vite…

Suffocant… Irrespirable… Je cours… Je la serre contre moi… Je cours… Je tousse… Il y a le feu dans ma poitrine…

- Où tu m’emportes ?…
Elle a repris connaissance…
- Maîtresse…
- Retourne… Rebrousse chemin… Rebrousse immédiatement chemin… Retourne là-bas… C’est un ordre…
Un ordre que je n’écoute pas… Elle m’agrippe aux cheveux, tire de toutes ses forces… Je hurle… Je m’écroule avec elle… Elle veut se relever… M’échapper… S’enfuir… Elle n’en a pas la force… Elle retombe…
- Maîtresse…
- Tu seras fouetté…
Ce sont ses derniers mots… Elle ferme les yeux… Pour toujours…
Du sang dans les miens…Mes larmes ont un goût de cendre…
Tout chavire… Pour moi aussi c’est fini…



3-

C’est plus tard… Ailleurs… Le souvenir tarde à se mettre en place… Il hésite… Tâtonne… Mutinus… S’égare… Revient… Priape… Se précise… Le dieu Mutinus… Le dieu Priape… Ils se confondent… Un temple… Non… Une chapelle, plutôt… Elle lui est consacrée…

J’en suis le jeune desservant… Le desservant-apprenti… Sous les ordres du sacerdos Flavius Ricinius qui règne sur son domaine sans partage… La statue du dieu qu’il est dans mes attributions d’épousseter soigneusement chaque matin occupe la place d’honneur… Elle est pourvue d’un membre d’une longueur phénoménale au bout rouge et luisant… De chaque côté se trouvent des tentures qu’on peut faire glisser et ramener à loisir… Les murs sont tapissés, sur toute leur surface, d’ex-voto – phallus taillés dans le bois, la pierre ou la cire – que les femmes reconnaissantes offrent au dieu, entre autres cadeaux, en remerciement des bienfaits qu’il leur accorde…

Des femmes il en vient beaucoup… Souvent… Pas un mariage qui ne se fasse sans un détour par la chapelle de Mutinus… C’est la condition sine qua non pour qu’une union se révèle féconde… On amène la jeune épousée en grande pompe jusqu’aux pieds du dieu… On l’en approche… Un bref contact – furtif et rougissant – de ses parties intimes avec le gigantesque appendice du dieu et elle enfantera… Elle enfantera à coup sûr…

Pas toujours… Pas toutes… Il y en a auxquelles le dieu n’accorde pas la grossesse tant désirée… Ou pas tout de suite… C’est qu’elles ne font pas montre, prétend Flavius Ricinius, de suffisamment de piété à l’égard de Mutinus… Qui fait rarement preuve d’inflexibilité… Qu’elles aient avec lui un nouvel entretien, plus long et plus approfondi, et nul doute qu’il se laissera fléchir… Que leurs vœux les plus chers se verront exaucés… Elles y consentent bien volontiers… On les conduit auprès de lui… On tire les rideaux…

- Tu la connais ?…
- Non…
- On aurait dit pourtant…
On aurait dit, oui… A la façon dont elle m’a regardé… Dont elle a hésité, à ma hauteur, comme si elle voulait me dire quelque chose, avant de pousuivre sa route vers la chapelle…
- Elle n’est jamais venue en tout cas… C’est la première fois…
Je la connais… Quelque chose en moi en est convaincu… Est persuadé de l’avoir déjà croisée… Côtoyée… Mais où ?… Quand ?…

Elle a voulu être seule avec Mutinus… On l’a menée jusqu’à lui… On s’est bruyamment éloignés… On est discrètement revenus… Et on écoute… Elle adresse humblement sa requête au dieu… Le supplie de la rendre enfin grosse… Flavius Ricinius maîtrise parfaitement l’art de disposer stratégiquement les rideaux… On peut donc aussi regarder… Elle fait un pas vers lui… Un autre… Elle hésite… Elle l’effleure en bas une première fois… Recommence… S’enhardit… S’en empare… L’enserre… L’apprend… Longuement… Dans un sens… Dans l’autre… Elle se décide d’un coup… Vient résolument le chevaucher… Le dieu accomplit consciencieusement son devoir… Elle ferme les yeux… Se mord les lèvres… Rejette la tête en arrière… Un cri… Un seul… Elle s’enfuit…

Elle s’est enfuie, mais elle restée… Sur le dieu… Sur Mutinus… C’est salé acide doux… Je la savoure… Longtemps…

Elle est revenue… Le dieu ne l’a pas exaucée… Il faut pourtant… Il faut…
Flavius Ricinius se veut rassurant… Pas d’impatience… Cela se fera, il en est convaincu… Le moment venu…
- Quand ?…
C’est difficile à savoir quand… Impossible à prévoir… Peut-être a-t-elle, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre, mécontenté le dieu…
Elle ne voit pas, non… Elle ne croit pas…
Sans doute ne s’en souvient-elle pas… Qu’elle garde confiance… Sa colère finira bien par s’apaiser… Et qu’elle lui rende visite… Le plus souvent qu’elle peut… Il lui en saura gré…

Elle peut souvent… Tous les jours… Presque tous les jours… Pour notre plus grand plaisir… Et pour le sien… Qu’elle ne boude pas… Qu’elle prolonge de plus en plus… Qu’elle hésite de moins en moins à proclamer haut et fort…

Le dieu reste pourtant obstinément sourd… Ce qui n’inquiète pas outre mesure Flavius Ricinius… Qui se veut sûr de son fait…
- Oui, mais quand ?… Quand ?…

Dans sa hâte à gravir les marches elle a trébuché… Est lourdement tombée… Je hurle…
- Livia !…
Elle porte sa main à sa tête… Tarde à se relever… Je me précipite… Elle plonge ses yeux dans les miens…
- Je m’appelle Tullia…
Non… Je fais signe que non… Doucement… Non… Je me penche sur elle… Tout près…
- Tu mens… Tu seras fouettée…
Des mots que je n’ai pas voulus… Venus de très loin… Des mots qui ne sont pas à moi, mais qui le sont pourtant… Des mots auxquels elle ne réagit pas… Je la relève…
- Merci…
Elle court rejoindre le dieu…
Je ne souffle mot de cet incident… A personne…




4-

Puisque le dieu Mutinus ne veut décidément rien entendre, la seule solution, selon Flavius Ricinius, c’est qu’elle s’offre, de son plein gré, à la morsure des lanières en peau de bouc qui ont servi lors des dernières Lupercales… Il est catégorique : toutes les femmes en vouloir d’enfant qui s’y sont volontairement exposées au cours de ces trois jours de fêtes, ont vu leur attente comblée… Et comme ces lanières se trouvent depuis lors en sa possession…
Elle accepte… Oui, elle accepte… Sans l’ombre d’une hésitation…

Elle laisse tomber sa tunique… S’agenouille aux pieds du dieu… Flavius Ricinius lui pèse sur la nuque, la fait pencher en avant… Elle enfouit sa tête entre ses mains… On fouette… Un coup chacun… En alternance… Méthodiquement… Interminablement… Pas un cri… Pas une larme… Pas même un gémissement…

On s’arrête, hors d’haleine… Elle ne bouge pas… Elle attend… L’ordre de se relever… Ou que les lanières s’abattent à nouveau… Elle attend… Flavius Ricinius s’approche… Tout près… Elle ne bouge pas… Encore plus près… A la toucher… Il la touche… Il lui touche le dos… Il lui touche les fesses… Elles sont striées de longues balafres rougeâtres… Elle lui tend sa croupe… Elle ondule… Alors Flavius Ricinius…

Il s’est retiré… Elle attend… Elle attend toujours… Il me fait signe…
- Vas-y !… Mais vas-y !…
Il me pousse vers elle…
- Mais vas-y, idiot !…
Je suis contre elle… Malhabile… Maladroit… Elle me guide, impatiente… Son souffle se fait court… Elle ahane… Elle geint… Elle retombe… Elle s’enfuit…

Elle ne revient pas… Elle ne revient plus… Je la guette… Chaque fois qu’un pas agrippe le chemin bordé d’oliviers qui mène à la chapelle mon cœur s’élance dans ma poitrine… Ce n’est pas elle… Ce n’est jamais elle…

Il y en a d’autres… Qui vont… Qui viennent… Qui restent seules avec le dieu… Qu’on observe, Flavius Ricinius et moi, à travers les rideaux mal joints… Elles m’indiffèrent… Ce n’est pas elle…

Et puis un jour enfin elle est là… Il fait immensément beau… Elle est là… Son ventre s’est spectaculairement arrondi… Sans un regard pour moi au passage, sans un regard pour nous, elle va tout droit retrouver Mutinus… Flavius Ricinius soupire…
- L’ingrate !… Après tout ce qu’on a fait pour elle… Jamais, sans nous, le dieu ne l’aurait exaucée…
Elle le dépose à ses pieds… Un ex-voto en cire… Un phallus double qui prend racine sur une seule et même base… Elle invoque le dieu… Elle le remercie de l’avoir rendue grosse… Elle le prie… Elle le supplie… Que ce soit un garçon !… Elle l’en conjure… C’est important pour elle… Et que tout se passe bien… Qu’elle parvienne à terme sans problème majeur…
Elle s’approche du dieu… Elle lui tourne le dos… Se recule contre lui… Mutinus la comble… Mutinus l’apaise…

- Qu’est-ce que tu as ?… Tu pleures ?…
- Mais non !… Non… Pas du tout… Je ne pleure pas, non… C’est la poussière…
Flavius Ricinius éclate de rire…
- Elle s’appelle Tullia ta poussière…
- Non… Livia… Elle s’appelle Livia…
- Livia ?!… Quelle Livia ?… Tu connais une Livia ?…
Il hausse les épaules… Tourne les talons…

Plus tard… Beaucoup plus tard… Elle est encore là… Avec son mari cette fois… Et un nouveau-né qu’elle serre précieusement contre elle… Deux esclaves les accompagnent, chargés d’un monceau de présents – figues, dattes, fruits confits, douceurs en tout genre – destinés au dieu… Ils restent un long moment avec lui… S’éloignent par le petit chemin… Elle ne se retourne pas… Pas une seule fois…

- Cette fois elle ne reviendra pas, c’est sûr…
Et Flavius Ricinius pioche allègrement dans les corbeilles de fruits abandonnées aux pieds du dieu… Il m’en tend une… Je m’assieds à ses côtés… Je l’imite…

Il a blêmi… Il veut dire quelque chose…
- Les fruits… Les fruits… N’en mange pas…
Et il s’écroule, foudroyé…
Je repousse la corbeille d’un coup de pied… Trop tard… Il est trop tard… Une douleur atroce… Fulgurante… Plus rien…



5-

Une armée… Déployée à perte de vue… Des milliers et des milliers de casques et de cuirasses étincelant sous le soleil… Une armée… Rangée en ordre de bataille… Invincible… L’ordre donné… Les trompettes éblouissantes… On avance… Vers l’ennemi… Vers la victoire…

On recule… Je hurle…
- Tenez bon !… Mais tenez bon !… Ceux qui reculent seront exécutés…
Ils reculent… Ils continuent à reculer… On recule… L’ennemi est partout… Devant… Derrière… Au-dessus… Un éclair… Un éblouissement… Je perds connaissance…

- Ca va, centurion ?…
Quelqu’un est en train de me donner à boire… Me force à boire…
- On est où ?…
On est prisonniers… Des milliers de prisonniers…
- Mais c’est pas possible !… Qu’est-ce qui s’est passé ?…
- Ne t’agite pas !… Reste calme…
Je pleure en silence…

- Toi !… Toi !… Toi !…
Ils choisissent…
- Toi !…
Moi… On m’entrave les pieds… On me lie les mains… On m’enchaîne… On nous emmène…

Des rues pleines de monde… De femmes et d’hommes qui nous insultent… Qui nous crachent dessus… Qui se moquent de nous… Qui se bousculent pour nous lancer, au passage, coups de pied et coups de poing…

Il est là… L’empereur… Valérien… Notre empereur… Dépouillé de tous les insignes du pouvoir… On amène le cheval de Sapor, le vainqueur… Un mot… Un ordre… Valérien s’incline, courbe le dos… La foule hurle…
- Plus bas, Romain !… Plus bas…
Plus bas… Encore plus bas… Et Sapor escalade notre empereur, s’en sert de marchepied pour enfourcher sa monture… La foule s’esclaffe, pousse des cris de joie… Je veux voler à son secours… Un fouet claque… Je tombe à genoux…

Sapor devant, caracolant… Et Valérien, notre empereur, derrière, juché sur un âne, les pieds traînant piteusement par terre… On l’abreuve d’injures… On lui couvre la tête d’épluchures… Quelqu’un pique les flancs de l’animal avec un aiguillon… Il se cabre… Il rue… Valérien roule à terre… Je détourne la tête… On me force à regarder…

Je suis nu… On est une soixantaine de prisonniers, nus, sur une estrade improvisée… Des hommes et des femmes circulent entre nous… Ils nous examinent… Font jouer nos muscles… Les tâtent… Vérifient l’état de nos dents…

Elle me fait longuement tournoyer sur moi-même… Accroupir… Relever… Tendre les bras… Lever haut une jambe… L’autre…
- Tu as l’air solide, centurion… Tu devrais faire un excellent esclave…
Je ne réponds pas… Je me mords les lèvres pour ne pas répondre…
- Tu l’as déjà été… Tu l’es… En tout romain un esclave sommeille…
Je serre les poings… Mes yeux lancent des éclairs… Elle me gifle… Elle rit…
- Je te briserai… Je te briserai, je le jure…
Un signe… On s’empare de moi… On m’emmène…

Dans la cour on m’entoure… Les esclaves… Les servantes…
- Il nous a bien amusés ton empereur, romain !…
On rit… Tout le monde rit…
- Toi aussi, un bel escabeau tu ferais…
On approuve bruyamment…
- Ou même un cheval…
- Une rosse plutôt !…
Encore un éclat de rire… Général…
On veut me faire mettre à quatre pattes… Je m’y refuse… On m’y contraint…
Un esclave m’enfourche…
- Allez, hue, cocotte, hue !…
Un autre me fouette à tour de bras…
- Plus vite !… Plus vite !…
Elle est là-haut, dissimulée derrière les colonnades… Elle regarde…




6-

Quelqu’un dans la nuit… Qui me touche l’épaule… Je me redresse… Une femme… Qui met un doigt sur ses lèvres… Qui m’humecte les lèvres… Qui me fait boire… Qui me tend du pain…
- Qui es-tu ?…
- Ne demande rien, romain… Ne me pose pas de questions…
Elle pose brièvement ses lèvres sur les miennes et elle s’enfuit…

A ses pieds… Aux pieds de celle qui se dit ma maîtresse…
- Ce que les tiens ont fait à mon père, centurion… Ce qu’ils ont fait à mon grand père…
Ses yeux lancent des éclairs…
- Tu vas le payer, centurion… Au centuple…
Un signe… On me prosterne devant elle, face contre terre…
- Supplie-moi de t’épargner, centurion… Supplie-moi de te laisser la vie sauve… Que je puisse te refuser cette faveur…

Elle est revenue… Dans la nuit elle est revenue… Avec une corbeille de fruits qu’elle me tend… J’avance la main… Je la retire précipitamment…
- Que crains-tu ?… Tu n’as rien à craindre…
Je plonge mes yeux dans les siens et les deux mains dans la corbeille…

Elles sont une dizaine de servantes… Qui m’entourent… Qui chuchotent…
- La maîtresse te veut entièrement à son service, romain…
Elles pouffent…
- Tu sais ce que ça signifie ?…
- Mais non, il sait pas… Il peut pas savoir…
- On lui dit ?…
Elles rient… Se concertent à voix basse… Rient encore…
- Elle a décidé de faire de toi un eunuque…
Je me redresse… Veux fuir… Fuis… Jusqu’à la porte là-bas… Les deux gardes me repoussent sans ménagement…. Je roule à terre… Au milieu d’elles… Peine à me relever… Y renonce…
- Tu n’es pas le plus fort… Tu ne seras jamais plus le plus fort…
- Surtout après… Quand…
Une main sur moi… Une autre… Une troisième… Qui cherchent… Qui fouillent… Qui trouvent…
- Et dire que demain elles seront plus là…
- C’est bien un peu dommage quand même !…
- Oui, oh, il y en a d’autres…
- Pour toi c’est fini tout ça, romain…
- T’en as bien profité au moins ?…
- Il lui restera toujours le souvenir…
- On lui fait grimper ?… Une dernière fois ?…
- Moi !
- Non… Moi !…
- Et moi alors ?…
- Toutes les trois… Ensemble…
- Eh !… Mais c’est que…
D’en haut un ordre a claqué… Elles se sont aussitôt égaillées…

- Elle le fera ?…
Oui… D’un signe de tête… Oui… Et elle a encore posé ses lèvres sur les miennes…
- Tu veux fuir, romain ?…
- C’est possible ?…
- C’est risqué… Très… Mais si tu n’as pas peur…
- De quoi pourrais-je avoir peur maintenant ?…
- Alors viens !…
Et elle m’a pris par la main…

Un couloir… Un souterrain… Une porte… Dehors… Un cours d’eau… Qu’elle me fait longer… Une pente abrupte… On monte… On monte encore… On monte toujours… Le sommet…
- De l’autre côté, en bas, tu seras en sécurité…
Je l’attire contre moi… Picore ses cheveux de petits baisers… Elle ferme les yeux… Jette ses bras autour de mon cou…
On est couchés dans l’herbe… Elle halète… M’emprisonne dans ses jambes…
- Je suis à toi, romain… Je veux être à toi… Pour toujours…
Elle est à moi…
Elle hurle…
- Attention !… Non !… Non !…
Elle veut me repousser… Se relever…
Trop tard… Ils sont trois… Ils sont quatre… Qui nous transpercent de leurs lances…




7-

Des cris dans la rue… Des courses échevelées… Des cavalcades… Ca s’arrête en bas… Devant ma porte…
- Ouvre, chrétien !… Ouvre !…
- Viens sacrifier aux dieux de tes ancêtres ou tu es mort…
Je me précipite en bas… Je m’engouffre dans la cachette que j’ai secrètement aménagée… Que j’ai mis des semaines et des semaines à aménager… Vite… Sauvé !… On ne me trouvera pas…

On ne me trouve pas… Ce n’est pas faute de chercher pourtant… De descendre… De s’approcher… Tout près… Ils sont une dizaine… Au moins…
- Pas la peine… Il s’est enfui… On va plus loin…
- Mais avant…
Avant ils pillent… Je les entends… Ils emportent tout ce qu’ils peuvent emporter… Le reste ils le saccagent… Ils le détruisent… Ils le brûlent…

Avec la nuit un calme tout relatif est revenu… Je m’extirpe avec précaution de ma cachette… Une odeur âcre me prend à la gorge… Ca brûle… Partout… Une multitude d’incendies… C’est toute la ville qui semble s’être embrasée…

Je remonte… Je m’arrête sur le pas de ma porte… Un spectacle de désolation… Je n’ai plus de chez moi… Je n’ai plus rien… Je me laisse tomber sur un bloc de pierre et j’éclate en sanglots…

On me touche le bras… Je me lève d’un bond…
- N’aie pas peur !… C’est moi…
Elle… Thalia… Elle est des nôtres…
- Dieu soit loué !… Tu es vivante…
- Ne pleure pas !… Ce ne sont que biens matériels… Tu auras la vie éternelle…
Je la serre dans mes bras…
- Et les autres ?… Tu as des nouvelles ?…
Elle hausse les épaules…
- Comment veux-tu ?… Je n’ai vu personne… Parlé à personne… Tu étais le plus près… J’ai couru jusqu’ici… En me cachant… En prenant mille précautions…
- Ils ont peut-être réussi à aller se réfugier là-bas…
« Là-bas », c’est une mine désaffectée dans les galeries de laquelle on a entreposé, au fil du temps, vivres et couvertures… La consigne est de s’y rendre, en cas de danger majeur pour notre communauté, aussi rapidement et aussi discrètement que possible…
- Je ne cesse pas de prier pour qu’ils y soient effectivement parvenus… Pour que la plupart d’entre nous y soient parvenus…

- Allez !… A la grâce de Dieu…
On va tenter de les rejoindre… Un dernier signe de croix… On se prend la main… Un coup d’œil dans la rue… Personne…

Ils sont une douzaine… Une douzaine de nos frères – pas plus – regroupés autour de Felix, notre patriarche, qui nous serre l’un après l’autre contre sa poitrine…
- Mes enfants !… Mes enfants !…

- Mais enfin que veulent-ils ?…
- Que veut-il ?!… Que veut l’empereur Dioclétien ?… Ou plutôt Galère… C’est lui le véritable instigateur de tout ça… Ce qu’il veut ?… Nous exterminer… Il a fait raser nos églises… Détruire nos textes sacrés… Les nôtres ont perdu leurs charges… Nos prêtres ont été arrêtés… Maintenant c’est à nous qu’on s’en prend… On veut nous contraindre à sacrifier aux idoles… On nous torture pour qu’on s’y résolve… On nous exécute si on s’y refuse…
Il se tait… Les larmes lui inondent le visage…
- Prions !… C’est tout ce que nous pouvons faire… Prier… Que Dieu nous donne la force d’affronter les épreuves qu’il nous envoie… Prions !…
On prie… Avec ferveur… Et on s’endort, épuisés…

- Debout !… Vous sortez… Mains sur la tête…
Félix nous bénit… Un à un…
- Ne résistez pas !… Ne leur offrez aucune résistance… Courage, mes frères…
- Allez, chrétiens, en route !… Vous allez sacrifier aux vrais dieux…




8-

On nous emmène, sous bonne escorte, jusqu'au temple de Vesta...
- Vous allez sacrifier à la déesse, chrétiens... Je vous jure que vous allez lui sacrifier... De gré ou de force...
Il tend l'encens à Félix... Qui le refuse... Qui fait le signe de la croix... Qui croise ses mains dans son dos...
Allons, chrétien, allons!... Pourquoi t'obstiner?... Marcellin lui-même, ton évêque, a offert l'encens à Vesta...
- Tu mens...
- Offre l'encens...
- Non...
Un coup... Porté au visage... Avec une force inouïe...
Felix chancelle... Du sang sourd, en abondance, de ses narines... Il s'écroule...
- Emportez-le!...
A côté un hurlement. Puis plus rien...

- A ton tour...
Au tour de Thalia... Qui s'avance d'un pas décidé... Qui le défie du regard...
- Baisse les yeux!...
Non... Doucement... De la tête... Non...
- Baisse les yeux!...
Il va la frapper... Je suis sûr qu'il va la frapper... Je m'avance... On me repousse... D'un coup de pied dans le ventre... Je me tords de douleur... Il rit...
- On va vous garder pour la bonne bouche tous les deux... Ca risque d'être amusant... Très amusant... Si, si!...

Les autres... Un par un... Je regarde au-dessus d'eux... Très loin au-delà d'eux...
Il y en a qui cèdent... Très vite...
Il pousse, chaque fois, un grand cri de triomphe...
Mais la plupart s'obstinent à refuser de sacrifier aux idoles... On les emmène... On entend claquer des fouets... On entend crier... Hurler de douleur... Supplier...
Ceux qui reviennent, meurtris, ensanglantés, versent l'encens en tremblant... Repartent en larmes...
Quant aux autres...

Il ne reste que nous... Nous deux... Thalia et moi...
- Allons, chrétienne, montre-toi raisonnable...
- Le seul Dieu que je reconnaisse, c'est...
- C'est bon... C'est bon... On connaît le refrain... Offre l'encens...
- Non...
- Les châtiments qui te sont réservés te feront changer d'avis...
- Le seul châtiment que je redoute, c'est celui que m'infligerait ma conscience si j'en venais à renier ma foi...
- Tu plieras... Le fouet en a ramené à la raison de beaucoup plus déterminés que toi...
- IL me donnera, de là-haut, la force nécessaire...
- Nous verrons... A toi, chrétien... Offre l'encens...
Je ne réponds pas... Je prie...
Emmenez-les!...

Ils sont massés sur la place, en-dessous... Des dizaines... Des centaines... Qui vocifèrent, haineux...
- A mort, les chrétiens!... A mort!...
L'ordre claque...
- Déshabille-toi!...
Thalia ne bouge pas...
- Mettez-la nue!...
Trois gardes se précipitent... La dépouillent sans ménagement de ses vêtements...
- Tu fais moins la fière, chrétienne...
Il l'oblige à se tourner vers la foule... Qui s'esclaffe... Qui commente grassement...
- Lui aussi!...
On se jette sur moi... On m'arrache mes vêtements... On me couvre de quolibets...

On nous met face à face... On nous pousse, on nous plaque l'un contre l'autre... Et on nous attache ensemble, à hauteur des bras, à hauteur des cuisses... Enserrés à n'en plus pouvoir bouger... Un ordre... Les fouets claquent... Simultanément... La pressent contre moi... Me pressent contre elle... Les fouets... Méthodiques... Réguliers... Ils nous mordent... Ils nous déchirent... Elle geint... On arrête...
- Il bande, chrétienne?... Tu le sens bander?...
On éclate de rire...
- Sacrifiez aux dieux...
- Non...
- Non...
Ca reprend de plus belle...
Ses yeux se ferment... Sa tête retombe sur mon épaule...




9-

Encore des souvenirs... Qui remontent... Qui envahissent... Des souvenirs tragiques... Des souvenirs de mort et de souffrance... De terreur et de chairs meurtries... Ce n'est pas qu'il n'y en ait pas d'autres... Paisibles et sereins... Doux et lumineux... Mais ils sont friables... Insaisissables... Impossible de leur trouver une cohérence... De les resituer dans un contexte... Ils fuient dès que j'essaie de les fixer... Seuls les autres - les douloureux - prennent consistance, s'installent, prolifèrent...

Des cris d'épouvante... Des supplications... Des chevaux qui croulent sous le poids du butin... Ils approchent... Ils sont là... Tout près... De plus en plus près... Dans la maison voisine... On entend hurler... Puis le silence...

La nôtre... Ils entrent... Ils sont dans la nôtre... Ils sont cinq... Je m'avance vers eux... Ils me repoussent contre le mur et ils se servent... Ils prennent... Tout... Tout ce qui leur tombe sous la main... Dans toutes les pièces... Qu'ils investissent les unes après les autres... Méthodiquement... Ils emportent... Tout... Tout ce qu'ils peuvent...

Dans la chambre elle s'est dissimulée derrière un rideau, terrorisée... Ils l'en extirpent en riant... Lui arrachent ses bijoux...
- Tu en as d'autres... Ils sont où?...
Non... Non... Elle n'en a pas d'autres... Non... Elle le jure... Elle le jure sur...
Ah, elle n'en a pas d'autres?!...
- On va voir...
Ils la déshabillent avec brutalité... La jettent sur le lit... La tiennent... La maintiennent... Une ceinture claque... S'abat... Elle crie... Elle supplie... Qu'ils arrêtent!... Par pitié, qu'ils arrêtent!...
- Ils sont où tes bijoux?...
Quels bijoux?... Elle n'a pas d'autres bijoux... Ils peuvent chercher... Ils peuvent fouiller...
Ils reprennent de plus belle... Elle hurle... Elle sanglote...
Je les sors de leur cachette... Je les leur tends.... Ils s'enfuient...

Elle continue à sangloter...
- Pourquoi t'as fait ça?... Pourquoi tu les leur as donnés?... Fallait pas... Fallait pas...
- Ils t'auraient tuée...
- Ca fait rien... Fallait pas...
Elle pleure... Longtemps... En silence... Elle pleure...

Moi aussi je pleure... Il ne nous reste rien... Rien... Ce qu'ils n'ont pas pu emporter ils l'ont brisé... Le sol est jonché de débris de toutes sortes... Tout ce que nous aimions... Tout ce qui faisait notre quotidien... Qui lui donnait sa couleur... Son sens... J'erre de pièce en pièce et je pleure...

- Qu'est-ce qu'on va faire?... Qu'est-ce qu'on va devenir?...
Je hausse les épaules, impuissant...
Elle se réfugie dans mes bras... On pleure... On s'endort... On finit par s'endormir...

- Ecoute!... Ils reviennent...
- Mais non!... Tu as rêvé...
- Si!... Ecoute!...
Elle a raison...
- Ne bouge pas... Ne bouge surtout pas d'ici...
C'en sont d'autres... Qui titubent, avinés... Qui s'éparpillent dans la maison...
Donne-nous ton or...
- On nous l'a déjà pris... On nous a tout pris...
- Tu mens... Donne ton or... Donne ton or ou bien...
Il en revient un, la mine déconfite... Un autre...
- On a regardé partout... Il n'y a rien... Il n'y a plus rien... Pas la peine...
Ils vont s'en aller... Ils se dirigent vers la porte...
- Et ça?!:.. Ca vaut pas le coup, ça peut-être?...
Il la pousse devant lui...
- De la femelle!...
Ils s'arrêtent... Reviennent sur leurs pas...
- Mais c'est qu'elle est pas mal du tout en plus!...
- Si on se payait dessus?...
Ils l'entourent...
- Allez!... Fais voir comment t'es faite...
Je me précipite... On me plaque contre le mur, un glaive sous la gorge...
- Si tu bouges tu es mort...
Elle se débat... Elle hurle... Elle griffe... Elle mord...
- Qu'est-ce qui se passe ici?...
Trois autres... Surgis de dehors...
- Hein?... Qu'est-ce qui se passe?... On ne touche pas aux femmes... Sous aucun prétexte... Ordre de Sigeric... Ne me dites pas que vous l'ignorez... Bon, mais on réglera ça là-bas... En attendant vous sortez d'ici...




10-

- Sextus !... Mon frère !... Toi !... Tu es vivant !...
- Vous aussi !… Grâce aux dieux… Vous aussi !...
On s’embrasse… Longuement…
- Alors ?!... Raconte !... Qu’est-ce qui se passe ?... Qu’est-ce que tu sais ?...
- Ils vont piller quinze jours…
- Quinze jours ?... Mais quoi ?... On n’a plus rien…
- Plus personne n’a plus rien… Du moins plus rien d’intéressant… C’est bien là tout le problème… Ils vont faire quoi maintenant ?... Sigeric a pris des engagements… Sans doute a-t-il sincèrement l’intention de les tenir… Mais restera-t-il maître de ses troupes ?... A tout instant ça risque de dégénérer… Et alors là !...
- Peut-être vaudrait-il mieux s’enfuir ?...
- Ce n’est pas chose aisée… Toutes les issues sont gardées… Mais vous devriez tenter le coup, oui !... Vous, vous devriez…
- Nous ?... Pourquoi nous ?...
- Parce que vous êtes sur les listes…
- Les listes ?... Les listes de quoi, grands dieux ?!...
- Les listes de ceux qui, à un moment ou à un autre, ont compté ici… Ils les emmènent…
- Mais où ?... Pour quoi faire ?...
- A Carthage… En espérant pouvoir en tirer, d’une façon ou d’une autre, un profit quelconque… A tout moment on peut venir vous chercher…
- Je vois… On n’a pas vraiment le choix, hein ?!...
- Pas vraiment, non…

- Tu crois que ça en vaut la peine ?...
- Un peu que ça en vaut la peine !...
- Je sais pas…
- Mais si, enfin !... Tu veux quand même pas qu’on reste là à attendre qu’ils viennent nous chercher ?!…
- T’as entendu ce qu’a dit ton frère… Tout est bouclé… Alors si c’est pour se faire prendre quoi qu’on fasse autant rester ici…
- N’y aurait-il qu’une chance infime de leur échapper… ça vaut quand même le coup d’essayer…
- Je suis lasse… Comme si on avait passé toute notre vie à fuir… Fuir… Toujours fuir… Quelqu’un… Ou quelque chose…
- Hein ?!... Mais on n’a jamais bougé d’ici !... Ni toi ni moi…
- Oui… Mais il y a quelque chose en moi qui sait… Qui sait qu’on a toujours voulu échapper, mais qu’on n’y est jamais parvenu…

La nuit noire…
- Courage !... On y est… On y est presque…
- J’en peux plus, Caïus… J’en peux plus…
- Chut !... Pas si fort…
- Ca sert à rien… Rien du tout… Si on réussit on va aller où ?... On connaît personne nulle part… Ils sont partout de toute façon… Si ce sont pas ceux-là c’en serontont d’autres… Pires… Bien pires… Je veux pas partir… Je veux rester là… Chez nous… Allez, viens, on retourne… On rentre…


Ils sont six… En armes…
- Suivez-nous !... Dans sa grande bonté Sigeric vous offre une petite croisière en mer…
- Pourquoi nous ?... C’est un malentendu… C’est très certainement un malentendu…
- On a des ordres… On les exécute… Un point, c’est tout… Allez, en route !...

Elle s’accroche solidement à une colonne, déterminée, le regard dur…
- Je ne bougerai pas d’ici…
- J’ai dit : « En route !... »
- Non…
- Quelques coups de fouet auront tôt fait de te ramener à la raison…
Elle ne répond pas… Elle ne bouge pas…
Un signe… Il y en a un qui s’approche… Qui la dénude…
- Eh, mais… c’est qu’on est déjà passé avant nous on dirait… Eh bien on va en rajouter une petite couche… Vas-y, toi !... Et ne la ménage pas…

- Là… Te voilà beaucoup plus raisonnable… Eh bien en route cette fois-ci…
A travers les rues désertes…Jusqu’au port… Jusqu’à Ostie… Où on nous sépare sans ménagement…
- Toi, sur ce bateau… Et toi, sur cet autre…
Elle ne veut pas… Je ne veux pas… On ne veut pas… On nous entraîne loin l’un de l’autre… Elle tend les bras vers moi… Je tends les bras vers elle… Je la suis des yeux jusqu’à ce qu’elle ait disparu… Pour longtemps… Pour si longtemps…




11-

Il vit perdu au fin fond des bois… Seul… Il prie… Il médite…
Il ne faut pas l’interroger… Jamais… Seulement s’asseoir silencieusement en face de lui et attendre qu’il veuille bien se décider à parler… Il ne le fait pas toujours… Souvent c’est cinq ou six fois – parfois plus – qu’il faut accomplir le long chemin qui mène jusqu’à lui avant qu’il consente à ouvrir la bouche…

Il regarde loin… Très loin… Au-delà de tout…
- Tu crois en avoir fini ?... Tu te trompes… Les malheurs qui t’attendent – et pas seulement toi, mais nous tous – sont terrifiants… Ce ne sera partout que mort et désolation…
Il se tait… Il pleure…

Elle hausse les épaules…
- Ce n’est qu’un vieux fou… Qui ne sait pas quoi inventer pour se rendre intéressant…
- Tout ce qu’il a jusqu’à présent prédit…
- Tu entends ce que tu as envie d’entendre…

- On a abandonné nos dieux pour d’autres… On a détruit leurs temples… On nie leur existence… Et on voudrait qu’ils ne nous en demandent pas raison ?... C’est folie… Quand ils vont se manifester… Et ça ne saurait tarder…

Elle éclate de rire…
- On te fait vraiment croire tout ce qu’on veut, hein ?!...

- Constitue des réserves… De blé… Et de tout ce que tu pourras… Le soleil va se voiler… Il ne réchauffera plus la terre… Plus suffisamment en tout cas pour qu’elle puisse produire quoi que ce soit…

- Il va éteindre le soleil ?... Rien que ça ?!... Eh ben dis donc !...

- Ecoute-moi… Fais ce que je te dis…
Je l’écoute… Je remplis des jarres… Les greniers regorgent de grain… Les caves de victuailles de toute sorte…

- Alors ?... Il n’avait pas raison ?...
Le soleil a effectivement blêmi… Comme si quelque chose s’était interposé entre la terre et lui… Il ne fait jamais complètement jour… Les bêtes s’agitent, inquiètes… Les hommes se désolent, prient et se lamentent…

- Hein ?... Il n’avait pas raison ?...
- Ca va durer longtemps ?... Il t’a dit ?...
- Non… Pourquoi ?...
- Parce qu’ils vont avoir faim les gens… On pourrait faire fortune si on voulait… On va faire fortune…
- En profitant du malheur des autres ?... Mais c’est ignoble…
Chacun pour soi… Tu crois qu’ils auraient des états d’âme, eux, à notre place ?...

- Amène- la moi !...

- Pourquoi ?... Qu’est-ce qu’il me veut ?...
- Je l’ignore…

- Tu seras punie… Pour avoir refusé de partager… Pour avoir choisi de mettre à profit les révélations qui vous ont été faites pour t’enrichir…
- Punie ?... Comment ça « punie » ?
- On viendra vous piller… Pour se nourrir… Et se venger… Tu n’échapperas pas à la mort… A moins que…
- A moins que quoi ?...
- Tu vas revenir… Bientôt… Alors tu sauras…

- Viens !... On y retourne…
- Déjà !...
- Oui… J’ai fait un rêve cette nuit… J’ai vu des choses…
- Quelles choses ?...
- Je ne peux pas les dire… Mais il faut… Tout de suite… Viens !...

- Es-tu bien décidée ?...
- Oui…
Elle se dépouille de ses vêtements… Tous ses vêtements… Elle se plaque contre un chêne autour duquel elle noue ses bras…
Il s’approche… Les lanières cinglent l’air, s’abattent…




12-

Toujours lui… Plus tard… Des années plus tard…

On vient de très loin pour le consulter… De très hauts et puissants personnages… Qui se prosternent devant celui qui a su que le soleil serait malade… Qui a su qu’on mourrait de faim… Qu’on s’entretuerait pour un morceau de pain… Et tant d’autres choses…
Ils viennent… Ils attendent qu’il parle… Ils s’attardent silencieusement des heures en sa compagnie… Ils reviennent…

Il y en a d’autres… Beaucoup d’autres… Des gens humbles… Des gens pauvres… De plus en plus nombreux… Qui l’écoutent religieusement… On campe autour de sa modeste cabane… On s’y relaie jour et nuit…

Elle, elle ne jure plus maintenant que par lui… Elle est tous les jours là-bas… Avec ou sans moi… Il lui a dit la mort de son père… Il lui a dit celle de notre fils… Il lui a dit le feu dans la maison… Il dit… Il continue à dire…

Et à lui donner les verges… Chaque fois qu’il a décidé qu’elle devait les recevoir…
- Mais pourquoi ?...
Il ne répond pas… Elle ne proteste pas… Elle se dévêt… Elle noue ses bras autour du chêne – toujours le même – et il cingle… Aussi longtemps qu’il lui semble bon…

Il pleure… Les larmes ruissellent sur son visage… Il pleure… On fait cercle autour de lui… En silence… Il pleure…
- La peste… Elle est là-bas… En Egypte… On meurt… On souffre… Tellement… On meurt…
C’est loin l’Egypte… Si loin…

La peste est maintenant à Constantinople… Il le sait… Il la voit… Des cadavres… Par centaines… Par milliers…
- Et ici ?... Est-ce qu’elle viendra ici ?...
Il ne répond pas…

Il passe des chevaux… Des cavaliers… Qui la fuient… Qui la disent à Rome… Qui la disent partout, épouvantable… Qui disent qu’elle se répand à la vitesse de l’éclair… Qui ne s’attardent pas… Qui galopent pour lui échapper…

- Est-ce qu’elle viendra ici ?...
Il ne répond pas… Il ne veut pas répondre…
Elle viendra… Evidemment qu’elle viendra… Pourquoi y échapperions-nous ?...

Elle se laisse glisser le long du chêne… Son dos, ses fesses, l’arrière de ses cuisses sont striés de longues traînées violacées…
Il attend qu’elle se soit relevée…
- Toi, la peste t’épargnera…

Elle ?... Pourquoi elle ?...
Il sourit… Il s’éloigne… Rentre chez lui…

C’est vrai ça ?... Pourquoi elle ?... On discute… On échafaude toutes sortes d’hypothèses… Toutes plus saugrenues les unes que les autres… Pourquoi elle ?...

- Taisez-vous !... Ecoutez !... Elle, elle sait…
Elle, c’est une vieille femme édentée qui hausse les épaules… Lève les yeux au ciel…
- Parce qu’elle a connu le fouet… Le fouet protège… Le fouet sauvegarde…

Le silence… Un long moment de silence… Et puis… Mais bien sûr !... C’est pour ça !... C’est l’évidence même… Comment n’y ont-ils pas pensé plus tôt ?...

Oui, mais alors… Si le fouet permet d’éviter la peste… il y en a une, là, assise au deuxième rang, qui n’hésitera pas une seule seconde… Qu’on le lui administre… et aussi fort que nécessaire…
- A moi aussi !...
- Et à moi donc !...
Elles sont des dizaines à le vouloir… A le réclamer à cor et à cri…
Ils sont des dizaines qui ne demandent pas mieux que de leur rendre ce service…

Elles entourent, entièrement nues, les chênes de leurs bras… Elles attendent, impatientes, que les lanières s’abattent… La forêt résonne interminablement de leurs cris…

Elles sont de plus en plus nombreuses… Chaque jour plus nombreuses… Elles sont maintenant des centaines qui se pressent en quête des coups de fouet salvateurs… Qui s’offrent à eux… Qui reviennent en chercher… Qui en redemandent…

Et nous, les hommes ?... Pourquoi seulement les femmes ?... Pourquoi le fouet ne nous protège-t-il pas ?...
Elle lève sur moi son grand regard clair…
- Mais il ne protège personne… Ni hommes ni femmes… Il n’a jamais dit qu’il protégeait qui que ce soit… Il n’a jamais dit que c’était ça qui me protégeait…
- C’est quoi alors ?...
Elle sourit… Elle ne répond pas…




13-

Le ministre Bodillon traverse la cour du château d’un pas pressé… Des gardes viennent lui barrer la route… Il veut les écarter…
- Place…
- On ne passe pas… Ordre du roi…
- Ordre du roi ?...
- En personne…
Ils l’emmènent… Il n’oppose pas la moindre résistance…

Emeline est blême de rage…
- Childeric est fou… Complètement fou…
- Quel est donc le crime de Bodillon ?...
- Avoir représenté au roi qu’un impôt nouveau étranglerait le peuple… Qu’il serait hors d’état de l’acquitter… Il a raison… Evidemment qu’il a raison… Il a le tort d’avoir raison…
- Que va-t-il lui arriver maintenant ?...
Elle hausse les épaules en signe d’ignorance… Se décide d’un coup…
- Je vais parler à la reine… Je vais parler à Blitilde… Qu’elle intercède auprès du roi… Qu’elle le fasse libérer…

- Elle ne veut rien savoir…
Et elle s’effondre en larmes sur mon épaule…
Voilà maintenant des mois qu’Emeline éprouve pour Bodillon de tendres sentiments…
Voilà maintenant des mois que je fais mine de ne m’apercevoir de rien…
Elle pleure…

Des coups de masse… On érige un poteau dans la cour du château…
Elle se précipite…
- Qu’est-ce que vous faites ?... Vous n’avez pas le droit…
Ils la repoussent… Une fois… Deux fois… La troisième fois plus violemment… Elle tombe lourdement… Je la relève… L’entraîne à l’écart…
- Je ne veux pas… Je ne veux pas…

Childeric a exigé que ça ait lieu devant tous les occupants du château… Sans exception…
On amène Bodillon… On le déshabille… On le lie au poteau…
Emeline serre les poings… Il me faut toute la force dont je suis capable pour la retenir…
L’homme au fouet s’approche…
Elle hurle…
- C’est le châtiment réservé aux esclaves… Vous n’avez pas le droit…

Childeric a regardé dans sa direction… Il fait signe… Deux gardes viennent la chercher… L’emmènent… Au premier rang…
Childeric rit…
- Là… Tu verras mieux…

Le fouet s’abat… Elle ferme les yeux… On l’oblige à les rouvrir…
Bodillon se tord sous les coups… Son dos, ses reins se strient de longues traînées sanguinolentes…
Il hurle… Elle tend les bras vers lui…

On le détache… Il s’écroule, inconscient, au pied du poteau… Elle échappe aux gardes, court s’agenouiller à ses côtés… On la ramène devant Childeric…
- C’est le châtment réservé aux esclaves, disais-tu ?...
Elle ne cille pas…
- Oui…
- Donc… C’est un châtiment qui t’est tout particulièrement adapté…
Ses yeux lancent des éclairs…
- Je suis une femme libre… Une servante de la reine, mais une femme libre…
Il interroge Blitilde du regard… Blitilde qui acquiesce doucement…
- Parfait…
Un signe…
Dénudez-la !...

Elle se débat… Elle griffe… Elle rue… Ils doivent se mettre à quatre pour l’immobiliser…
Le même poteau… Les mêmes liens… Le même fouet…
Les lanières meurtrissent ses chairs, les entament, les creusent…
Elle ne crie pas… Pas une seule fois…

On la détache… Elle s’écroule sur lui…

On les emporte…





14-

Bodillon a repris sa place au conseil… Childeric l’a exigé…
Et Emeline son service auprès de la reine Blitilde…
- Mais je me vengerai… Je le jure… Je me vengerai…

- Tu seras vengée…
- Comment ça ?... Dis… Explique…
- Si tu me promets le secret…
- T’ai-je jamais trahi ?...
- Non… Il est vrai…
- Alors… Dis…
- La façon dont Childeric a traité Bodillon, pour les grands du royaume, est inacceptable… D’ici quelques jours il aura cessé de vivre…
- Merci… Oh, merci…

Tout le monde est au rendez-vous… A l’endroit même où sera tendue l’embuscade…
- Il n’échappera pas… C’est une véritable souricière…
On en désigne deux pour se jeter à la tête de son cheval…
- Que vous maintiendrez solidement…
Quatre pour le percer de leurs dagues…
- Jusqu’à ce que mort s’ensuive…
Les autres se tiendront en réserve…
- Au cas où…
Mon rôle à moi consistera à l’amener là où il faut… A faire en sorte que la chasse emprunte le bon itinéraire…

- Et elle ?...
- Elle ?!... Il n’en a pas été question…
- Il FAUT qu’elle l’accompagne à la chasse… Je m’en occupe…

- Elle y sera…
- Comment as-tu fait ?...
- Ca, c’est mon affaire… Mais elle y sera… Elle suivra dans un chariot… Je l’accompagnerai…

Ils approuvent…
- Elle aussi, oui… Il faut en finir avec eux… Eux tous… Qu’elle ne cherche pas par la suite à nous imposer ses rejetons…

- Par là, sire, par là… C’est beaucoup plus giboyeux…
Il éperonne son cheval…
Il y va… Il y court… Tout droit… Tête baissée…

Un hennissement… La bête se cabre… Se dresse sur ses pattes arrière…
Désarçonné, Childeric chute lourdement… Ils se précipitent, le transpercent de part en part… S’acharnent…
- Cessez !... Il est mort…
Et Bodillon le retourne, du bout du pied…

- Vite !... Vite !... Elle s’enfuit…
En zigzags éperdus entre les arbres…
Ils la pourchassent… On la pourchasse…
Les taillis se font de plus en plus épais… Sa course de plus en plus haletante… Acculée, elle s’adosse à un arbre…
Ils l’entourent… Ils vont frapper…

Emeline surgit…
- Laissez-la moi !... Laissez-la moi !...
Elle s’approche… Blitilde la regarde approcher… Elles ne se quittent pas des yeux…

Elle fait durer… Longtemps… Leurs deux visages à se toucher…

Et elle crache… Trois fois… Ca dégouline sur le nez de Blitilde… Sur son menton… Elle crache… Et elle lui plante son couteau dans le cœur…


15-

C’est l’Irlande… Oui, c’est l’Irlande… L’Irlande… Un monastère… Dirigé, de main de fer, par une abbesse… Ayant autorité tout à la fois sur les femmes et sur les hommes… Qui mènent des existences parallèles… Auxquels il est formellement interdit de s’adresser la parole… Qui ne s’entraperçoivent silencieusement qu’aux offices et au réfectoire…

Une jeune novice… Aux yeux de braise constamment baissés… Ou levés vers le ciel… Absorbée dans sa prière, elle ne voit rien… Ni personne… Jamais… Moi, je ne vois qu’elle… Depuis le tout premier jour… Depuis qu’elle s’est agenouillée, dans le chœur, au milieu de ses consoeurs…

J’ai beau lutter… Prier… Supplier… Rien n’y fait… Toutes mes pensées me ramènent inexorablement à elle… Elle me hante… Elle habite mes nuits… Elle les épuise… Elle fait de moi un pécheur quotidien qui implore de pouvoir sincèrement s’en repentir… Qui n’y parvient pas… C’est au-dessus de mes forces…

Avec huit autres de mes frères je suis chargé de l’entretien du potager… Je m’y tue à la tâche… Pour oublier… Pour ne pas penser… Pour tomber pesamment de sommeil, le soir, dans mon lit…

C’est moi qui ai mission d’emporter feuillages et détritus putrescibles jusqu’aux fosses à compost en contrebas… Il me faut, pour y parvenir, traverser le jardin de fleurs qu’entretiennent les sœurs… Quand – cela va de soi – elles ne s’y trouvent pas…

A cette époque de l’année elles ne sont pas dehors… Elles sont occupées dans les serres…
Et pourtant… Au détour d’une allée elle est là… Seule… Une brassée de roses blanches sur les bras… Que, de surprise, elle laisse échapper… Elle s’agenouille pour les ramasser… Je me précipite… M’accroupis à ses côtés… Elle rougit… Proteste…
- Laissez !... Laissez !...
Je ne l’écoute pas…

Nos mains ont voulu se saisir, en même temps, de la même rose… S’effleurent… Restent en suspens… La tentation est trop forte… Je m’empare de la sienne… Elle me l’abandonne… Je la garde… Je la presse… Quelques précieuses secondes…
- Il ne faut pas… Il ne faut pas…
Elle se dégage… Elle s’enfuit…

Maintenant à l’office, au réfectoire, nos regards se croisent… De plus en plus souvent… De plus en plus longtemps… Ne se déprennent qu’au prix de mille efforts l’un de l’autre… Y parviennent de moins en moins… N’y parviennent plus…

- Tu sais pourquoi je t’ai convoqué ?...
Non, je ne sais pas, non…
Il arpente furieusement son bureau…
- Il ne sait pas… Il ne sait pas… Mais tout le monde sait… Tout le monde voit… C’est un scandale permanent… Et tu ne sais pas ?!...
- Si !...
- Ah, tout de même !...
Il se rassied…
- Tu resteras consigné huit jours dans ta cellule… Au pain et à l’eau… Prie !... Médite !... Réfléchis !... Implore ton saint patron de te venir en aide…

La clef tourne dans la serrure… Les pas s’éloignent…
Et elle ?... Que lui a-t-on fait ?... Que lui a-t-on dit ?... Elle !… Toi !…
Mes yeux s’emplissent de larmes…

Huit jours… Huit jours pendant lesquels je n’ai pas cessé un seul instant de penser à elle… De l’aimer en secret…

La mère abbesse regarde ses mains…
- Les tentations de la chair avilissent le cœur… Obscurcissent l’esprit… Détournent de la foi… Compromettent le salut éternel… Si on ne parvient pas à dompter la chair alors il faut la mortifier… sans complaisance… Vous ne manquerez pas d’être de mon avis, n’est-ce pas ?...
J’opine… J’opine en silence…
- Bien… Très bien…
Elle me congédie d’un geste de la main…

A l’office mon premier regard est pour elle…


16-

Agenouillé entre les raies de petits pois, je les bute consciencieusement, en tournant délibérément le dos au jardin de fleurs en contrebas. Pour ne pas être tenté d’essayer de l’apercevoir. D’avoir envie d’elle. Mais en pensant intensément à elle. Quoi que je fasse je ne cesse jamais de penser à elle.

Soudain des cris de femmes… Tout un tumulte… Des appels angoissés…
- Elle se meurt ! A l’aide ! Au secours !
Je me précipite…
C’est ELLE ! Elle, allongée, inanimée, au bord d’une allée.
Je repousse les sœurs qui l’entourent en se tordant les mains avec force lamentations. Je la soulève et je l’emporte, serrée contre mon coeur.
Je vole vers l’abbaye. Vite. Vite.

Elle rouvre les yeux, les plonge dans les miens, les y laisse.
Je ralentis ma course, m’arrête…
Mes lèvres se penchent sur les siennes. Les siennes se hissent vers les miennes. Elles vont se rejoindre. Elles se rejoignent...
Les sœurs ont couru derrière nous. Les sœurs sont là.

- C’est diabolique ! Diabolique ! Vous avez feint un malaise.
- Je vous jure, ma mère, que…
- Ne vous parjurez point ! Vous alliez commettre le péché de la chair. Vous l’avez commis. Même incomplet vous l’avez commis. Cela le nierez-vous ?
- Non, ma mère.
- Et vous ?
- Non, ma mère.
- Fort bien…

La communauté est tout entière rassemblée dans la salle du chapitre.
- L’un de vos frères, l’une de vos sœurs ont cédé à l’ignoble tentation de la chair. Priez, prions pour qu’il leur soit pardonné.
On s’agenouille. On joint les mains. On baisse la tête. On prie. Longtemps.

Elle se lève.
- Quand la chair est faible, quand la chair prend l’ascendant sur le cœur et sur l’esprit, quand la chair met l’âme en danger, c’est la chair – vous en conviendrez avec moi – qu’il faut châtier.
On en convient. L’un et l’autre.

- Approchez !
Elle obéit. J’obéis.
- Dévêtez-vous !
Pas la moindre hésitation. Pas le moindre temps d’arrêt. Tournée vers ses sœurs, elle me fait face. Elle se dénude. Elle est nue.

On attend. On m’attend.
- Eh bien ?
Je l’imite. Je suis nu. Face à elle. Tourné vers mes frères.
- A genoux !
Et ça s’abat. Ca cingle. Ses épaules. Son dos. Ses reins.
Chaque coup projette son buste en avant.
Elle ne crie pas. Elle ne gémit pas. Elle ne me quitte pas des yeux. A aucun moment elle ne m’aura quitté des yeux.

Moi non plus. Ca brûle. Ca mord. Ca entame. Je ne cille pas. Je la regarde. On se regarde.
Un voile rouge, puis noir. Je perds connaissance…

Quand je reprends mes esprits, elle est penchée sur moi. Son visage. Tout près. Si près. On la tire violemment en arrière. On l’entraîne. On m’emmène. De l’autre côté. Loin d’elle…

- Vous vous êtes honteusement donnés en spectacle… Aussi des décisions ont-elles été prises à votre égard . Au tien comme au sien. En ce qui te concerne il a été décidé que tu quitterais le monastère. Tu vas partir, pour racheter tes fautes, à la rencontre des incroyants. Dont tu vas t’efforcer de convertir le plus grand nombre possible. Pour qu’il te soit – peut-être – pardonné dans l’au-delà.
- Et elle ?... Que va-t-il advenir d’elle ?
Il me foudroie du regard.
- Tu pars sur le champ.

Je ne la reverrai pas…



17-

Ma sœur Theutberge est en larmes.
- Qu’as-tu ? Que se passe-t-il ?
- Rien… Non, rien… Excuse-moi ! Ca va passer…
- C’est Lothaire, hein ?
- C’est Lothaire, oui.
Et elle se jette dans mes bras où elle éclate en sanglots…
- Valdrade… Il l’a ramenée ici… Au palais… Il dort avec elle… Et moi…

- Que veux-tu ?
- Ma sœur…
- Est ma femme depuis deux ans, oui…
- Légitime…
Il se lève…
- En effet… Et le rôle d’une épouse légitime, c’est ? Tu ne réponds pas ? C’est – comme tu ne l’ignores pas – de donner une descendance à son mari. Surtout quand ce mari est roi. Elle ne l’a pas fait. Je suis donc en droit…
- Les liens du mariage sont indissolubles…
- Pas quand il y va de l’avenir du royaume… Pas quand on a l’appui du clergé… Elle quittera le palais demain…
- Elle n’a nulle part où aller…
- L’évêque Gonthier, animé – comme il se doit – des sentiments les plus chrétiens, accepte de la recevoir… Le temps qu’il faudra… Le temps que le divorce soit prononcé…
- Gonthier ?! Mais c’est…
- Le frère de Valdrade, oui… De ma bien-aimée Valdrade…
Et il éclate de rire…

- Il m’accuse… Il nous accuse… C’est ignominieux…
- Qui ?
- Toi ! Moi ! Ils nous accusent d’entretenir commerce ensemble… Frère et sœur… Tous les deux… Depuis des années…
- Mais c’est faux ! C’est monstrueux !
- Ils sont prêts à tout pour que le divorce soit prononcé… Gonthier a trouvé un soi-disant témoin qui jure sur les saintes Ecritures qu’il nous a surpris…

Gonthier pointe dans ma direction un doigt menaçant…
- Tu mens ! Vous mentez ! Tous les deux… Vous avez commis cet abominable péché… Vous continuez à le commettre…
- Dieu m’est témoin…
- Dieu jugera ! Que ta sœur se trouve un champion qui subira en son nom l’épreuve de l’eau bouillante…

Il la subit. Avec succès.
- Puisque nous sommes innocents !
Et Theutberge regagne le palais…

Lothaire est furieux…
- Vous aurez ourdi quelque machination du diable… Vous le regretterez… Soyez certains que vous allez le regretter…
- Il nous croit coupables… Il n’en démord pas…
- Laisse-le croire ce qu’il veut...
- J’ai peur, Humbert… J’ai peur… Il est capable de tout…

Il vide son verre… Il se lève… Il vient derrière elle… Il lui passe et repasse son long couteau sous la gorge…
- Ce serait si facile… Et qui irait soupçonner le roi, qui irait soupçonner Lothaire d’un tel forfait ? Surtout s’il le fait accomplir par d’autres… Si cent personnes peuvent témoigner qu’il se trouvait, au moment où ce crime odieux a été perpétré, à trente lieues de là…

Il retourne se rasseoir…
- Avoue ! Si tu tiens à la vie avoue que tu as eu commerce avec ton frère… Avoue que tu as toujours commerce avec lui…
- Mais non !... Non… Jamais je n’ai…
- Alors mets-toi en paix avec ta conscience… Vite… Le plus vite possible…
Et il sort, Valdrade sur ses talons…




18-

- J’ai avoué, Humbert, j’ai avoué…
- Tu es folle ! Tu sais bien que c’est faux…
- Il m’aurait tuée. Mieux vaut mieux être divorcée que morte…
- Avec lui rien n’est moins sûr…

- Il veut… Tu sais ce qu’il veut ? Que je renouvelle mes aveux devant le Concile réuni à Aix…
- Que vas-tu faire ?
- Je n’ai pas le choix, Humbert… Si je refuse, je sais ce qui m’attend…

- Reconnais-tu avoir commis cet abominable péché avec ton frère ?
- Oui…
- Ton mariage sera dissous dans les délais les plus brefs… Le Concile te condamne en outre, vu la gravité de la faute, à une Pénitence extraordinaire de cinq ans… Et à recevoir le fouet en place publique...

Je me mêle à la foule. Qui plaisante. Qui attend. Qui l’attend…
Un murmure. Qui enfle…
- La voilà !
On se penche pour l’apercevoir. Un geôlier la tire par une corde qu’on lui a passée au cou. Entièrement nue, elle regarde droit devant elle…
On pousse, de ci de là, des exclamations admiratives…
- Ce qu’elle est belle !

On la maintient solidement. On lui entrave chevilles et poignets. Et le bourreau fouette. Longuement. Méthodiquement. La foule est étrangement silencieuse. On n’entend que le bruit des coups qui s’abattent encore et encore sur les chairs meurtries. Theutberge ne se plaint pas. Elle ne crie pas. Elle ne supplie pas.
Quand on l’emporte enfin, elle est évanouie…

- Au pain et à l’eau, oui… Cinq ans durant…
Elle sourit…
- Ca vaut mieux que d’appréhender à tout instant la mort… Mais toi, fuis ! Ne reste pas ici… Tu n’as plus rien à y faire… Tu y cours de graves dangers. Pars ! Rentre en France…

Où je n’ai rien de plus pressé que de préparer minutieusement son évasion…
Qui réussit, le mois suivant, au-delà de toute espérance…

Elle reprend doucement – tout doucement – goût à la vie.
- Mais…
- Mais ?
- Non. Rien…
- Si ! Dis !
- Il y a quelque chose de moi qui est resté là-bas. Il y a quelque chose en moi qui voudrait être encore là-bas.
- Et reprendre la place qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne. Et triompher de Valdrade…
- Je n’ai jamais rien pu te cacher…

- Tu vas être comblée…
- Que se passe-t-il ? Quelle est toute cette agitation ?
- Un émissaire vient d’arriver… Le pape Nicolas a excommunié tous les évêques qui t’avaient condamnée et avaient prononcé le divorce. Il exige de Lothaire qu’il te reprenne et qu’il chasse Valdrade sous peine d’être excommunié à son tour…
- Qu’a-t-il décidé ?
- Il n’a pas le choix…

- Oui, Humbert, oui… Je suis redevenue reine… Tout le temps que le légat du pape a été là, présent, au château… Mais à peine avait-il tourné les talons qu’il l’a ramenée… Qu’il m’a reléguée au fin fond du château… Elle m’oblige à la servir… Me traite comme la dernière des domestiques… Me menace du fouet… Viens, s’il te plaît ! Viens me chercher, je t’en supplie… Ramène-moi chez nous…




19-

De la poussière sur le chemin derrière. Un immense nuage de poussière. Des cavaliers. En grand nombre. Qui nous encerclent. Qui font claquer leurs fouets. Qui nous emmènent…

Il y en a d’autres. Des dizaines. Peut-être des centaines. Des paysans comme nous. Rassemblés dans un pré à la lisière de la forêt.
Celui qui semble être le chef donne le signal…
- Allez ! En route !

En route. En longue colonne tout au long de laquelle galopent les chevaux. On nous pousse. On nous bouscule…
- Allons ! Dépêchons !
Les fouets claquent. S’abattent. On gémit. On avance. On tombe. On se relève. On repart.

Des jours. Des nuits. Encore des jours. Encore des nuits. On nous jette du pain. Qu’on dévore. On dort à la belle étoile. A même le sol.

- Vous êtes arrivés, esclaves !
Un campement. D’autres chefs. D’autres ordres.
- La terre, c’est ici que vous la cultiverez désormais…
La terre. Une terre inconnue. A perte de vue…

Une femme. Richement parée. Une femme entourée de gardes du corps. Devant laquelle les gardiens, obséquieux, se multiplient en courbettes. Un ordre. Donné à mi-voix. Et on nous fait mettre nus. Tous. Former une haie qu’elle passe lentement en revue.
- Toi !
Elle choisit.
- Toi ! Toi ! Toi !
Moi. Moi aussi.

On est six. Qu’elle emmène…
- Vous êtes forts. Vous êtes musclés. Vous êtes beaux. Ma maîtresse aime. Ma maîtresse aimera…
Elle nous effleure en bas. L’un après l’autre…
- Et vous êtes vigoureux… Mais… Mais vous ne pourrez l’approcher qu’une fois privés de ce qui fait encore, pour peu de temps, votre virilité…
D’instinct nos mains sur elles.
Elle rit.
- Ne craignez rien ! Même amputés, vous pourrez vous dresser encore. Pas tous. Pas tout le temps. Mais vous pourrez. L’un ou l’autre en tout cas. Notre maître l’ignore. Pour le plus grand bonheur de notre maîtresse…

On m’a bandé les yeux. Une douleur. Fulgurante. Insoutenable. Je perds connaissance…

Au réveil, je suis étendu sur un möelleux divan. Une servante m’évente. Une autre change mes linges ensanglantés. Une troisième me tend une coupe de savoureuses confiseries.

D’autres servantes. Qu’elle fait danser nues devant moi. Elle constate.
- Tu n’as rien perdu de ta vigueur. Rien. Viens avec moi !

- Un nouvel eunuque, oui ! Qui va vivre au palais…
Les gardes me barrent le passage.
- Faut qu’on vérifie ! Les ordres sont les ordres.
- Eh bien faites !
- C’est bon ! Elles sont plus là…
Leurs rires résonnent longtemps derrière nous.

- Le voici, maîtresse !
- Il a la figure plaisante. Il est bien proportionné. Et tu es sûre que…
- Certaine. Ce n’est plus un homme, mais c’est exactement comme si il l’était.
- Parfait ! Qu’on me laisse avec lui. Seule.






20-

- Elle a bien des qualités, ma chère, ta nouvelle recrue ! Mes compliments !
Elle s’est inclinée en souriant.
- Si ma maîtresse est satisfaite…
- Elle l’est. Garde-moi cette petite merveille à proximité. Qu’elle soit à ma disposition chaque fois que j’en manifesterai le désir…
- Il en sera fait selon vos ordres…

- Restaure-toi ! Reprends des forces ! Tu vas en avoir besoin. Elle n’a pas fini de te solliciter. Je la connais. Quand l’un de ses eunuques lui plaît – lui plaît vraiment – elle ne jure plus que par lui…

Et effectivement… C’est tous les jours. Plusieurs fois par jour. Elle veut. Elle veut tout le temps. Il y en a d’autres. Qui la satisfont. Que je regarde la satisfaire. Et elle revient à moi. Obstinément à moi.

- Jamais aucun mâle ne l’avait – paraît-il – jusqu’à présent comblée à ce point. Ah, pour chanter tes louanges elle chante tes louanges on peut pas dire ! Mais…
Elle pose la main sur moi. Me sollicite. Insiste longuement.
- Mais pourquoi devrait-elle être la seule à pouvoir profiter de toi ? C’est elle la maîtresse, oui ! Mais qui t’a choisi ? Qui t’a arraché au dur travail de la terre ? Qui t’a amené jusqu’à elle ? Et je ne pourrais pas en recueillir, moi aussi, les fruits ? Ah non, non ! Ce serait trop injuste. Viens !

- Elle n’en a pas menti. Tu es… Non. Reste ! Ne t’en va pas ! Embrasse-moi encore ! Embrasse-moi là où tu l’as si bien fait tout à l’heure… Comme ça, oui ! Oh, tu es…

- Il ne faut pas qu’elle sache, hein ! Surtout pas ! Elle te tuerait… Elle t’appelle. Va ! Va vite ! Ne la fais pas attendre…

Elle me repousse du bout du pied…
- Mais qu’as-tu ? Qu’as-tu fait de ta vigueur ?
Un autre prend ma place. Un autre encore…

- Toujours pas ? On va s’employer à t’y redonner goût…
Un signe. Deux colosses s’approchent. Font claquer leurs fouets.
Ca brûle. Ca mord. Ca déchire.
Je perds connaissance…

Elle me soigne. Elle me panse. Elle recouvre, avec douceur, mes plaies sanguinolentes d’onguents et de filtres.
Et elle veut. Elle veut de plus en plus.
- Si j’avais su ! Je ne t’aurais pas amené à elle. Tu n’aurais jamais été qu’à moi…

- Il ne faut pas. Non, il ne faut pas. Elle va m’appeler tout à l’heure et si je ne suis pas capable de…
- Elle s’en passera. Elle se passera de toi. Elle en a d’autres…
- Je serai fouetté…
- Tu n’en mourras pas. Je veux. Je te veux. Là. Tout de suite. J’ai trop envie…

Mais elle ne me fait pas appeler…
- Elle se sera lassée… Elle est d’humeur changeante…

Elle ne me fait plus jamais appeler…
- Il y a quelqu’un… Un autre eunuque… Un nouveau… Elle ne jure plus que par lui… Et moi que par toi !
Et elle se blottit dans mes bras…

- Elle a décidé… Tu vas retourner cultiver la terre… Là-bas… Avec les autres… Mais moi j’ai décidé… Que tu n’y retournerais pas… Je vais te cacher… Je sais où… Tu seras à moi… Rien qu’à moi… Pour toujours…




21-

Une auberge. J’y suis aux fourneaux. Et Guillemette en salle.
- Mais pas touche ! Personne.
Et elle remet vertement en place les audacieux dont les mains tendent à s’égarer.

Il n’y a qu’à Thibaut qu’elle laisse faire tout ce que bon lui semble, l’après-midi, quand l’aubergiste fait sa sieste. Ils disparaissent tous les deux derrière la haie au fond du potager.
Elle n’en revient que longtemps après toute décoiffée, les joues fiévreuses, les yeux brillants...

- Elle est où Guillemette ?
Il s’est levé beaucoup plus tôt que d’habitude. Il fronce le sourcil.
- Partie chercher de l’eau au puits. Elle ne va pas tarder.
- Vaudrait mieux. Parce qu’il y a de l’ouvrage…

Elle le chevauche avec ardeur. Ses fesses s’ouvrent et se ferment. Ses seins se balancent en cadence. Une douce mélopée s’échappe de ses lèvres entrouvertes.
- Guillemette !
Elle se retourne, me lance un regard d’abord stupéfait, puis furieux.
- Le maître, Guillemette ! Il te cherche…
- Le…
Elle se relève d’un bond, brusquement dégrisée.
Tandis qu’elle se rajuste, à la hâte, je puise de l’eau, lui tend le seau.
- Allez, vite ! Va vite !

- Je t’ai tirée, reconnais-le, d’un fort mauvais pas.
Elle le reconnaît. Du bout des lèvres.
- Il t’aurait fouettée et il aurait fait étriller ton galant.

Lequel ne vient plus…
- Il a peur, hein ?!
- Mais non, mais…

Il revient. Un peu. Rarement. De plus en plus souvent. Presque tous les jours. Tous les jours.
- Mais tu guettes, hein ?! Et tu préviens…

Je guette. Je m’acquitte scrupuleusement de la mission qu’elle m’a confiée. Je guette. Non pas l’aubergiste qui dort là-haut des après-midis entières. Non. C’est eux que je surveille : du fenil, en face, on a une vue imprenable sur tout ce qui se passe en contrebas de la haie. Je les regarde se mettre en train. S’embraser. Je l’écoute psalmodier son plaisir, transfigurée.

Je ne m’en lasse pas. Elle, si. Ou lui. Ou les deux. Ils se font moins ardents. Restent parfois – de plus en plus souvent – longuement étendus, côte à côte, sans que leurs corps se joignent.
Il vient moins à nouveau. De moins en moins. Plus du tout…

Et puis il y en a un autre. Un autre qu’elle serre contre elle avec passion. Auquel elle s’abandonne en grandes vagues moutonnées. Un autre qui la fait hurler de bonheur.

Ils se sont endormis, épuisés, l’un contre l’autre. Lui sur le dos. Elle sur le ventre, ouverte.
Toute luisante de plaisir.
Je la regarde. Longtemps.

- Guillemette !
Elle se serre plus fort contre lui.
- Guillemette !
Elle sursaute. Se redresse.
- Le maître ! Il descend. Et s’il ne te trouve pas à l’ouvrage…




22-

- Demain, c’est… ?
- Le 28 Décembre. La Fête des Innocents. Oui, je sais…
- Et qu’est-ce qu’on fait ce jour-là ?
Elle ne répond pas. Elle fait mine de n’avoir pas entendu.
- Ce jour-là, on va dénicher, au petit matin, les vilaines paresseuses qui traînent encore au lit et on leur donne des petites tapes sur les fesses pour les faire lever… Peut-être que tu t’attarderas au lit, toi aussi, demain ?
- Oui, ben alors ça, n’y compte pas ! Je suis très matinale. Surtout ce jour-là.
- Ce ne serait que justice pourtant !
- Qu’est-ce donc qui serait justice ?
- Que je sois dédommagé de t’avoir si souvent évité d’être fouettée par le maître…
- Je serai levée… C’est comme ça…

À tout hasard. Au cas où… Et… Mais oui… Elle est là. Elle dort.
- Debout, grande paresseuse, debout !
Je tire les couvertures jusqu’au pied du lit.
- Allez, debout !
Une quinzaine de petites claques, en pluie, sur ses fesses dénudées.
- Debout !
Elle a enfoui la tête dans l’oreiller. Elle ne bouge pas.

- Debout ! Debout ou je tape pour de bon…
Pas la moindre réaction.
- Tu l’auras voulu !
Une vingtaine cette fois. Bien appuyées. Bien claquantes.
- Allez, debout !
- J’ai rien senti…
- Oh, alors là ! Alors là !

- Tu m’as fait mal.
Elle renifle.
- Tu l’avais cherché. Tu l’as pas cherché ?
- Si ! Console-moi maintenant ! Prends-moi dans tes bras…

Elle se blottit contre moi. M’enlace. Je lui parcours doucement les fesses. Du bout des doigts…
- Ca fait du bien. Comment ça fait du bien. Continue ! T’arrête pas !
Je n’en ai pas du tout l’intention.

Dans mon cou elle respire plus vite. Plus fort.
Sa main descend. Se pose.
- Tu es tout dur. Tu as envie. Comment tu as envie !
La mienne s’insinue entre ses fesses…
- Et toi donc ! Tu es toute trempée.
- Viens ! S’il te plaît, viens !

Chaque après-midi le maître fait sa sieste.
Et chaque après-midi, dès qu’on l’entend ronfler, on court s’enfermer, Guillemette et moi. Dans sa chambre. Ou dans la mienne.
Elle y étouffe ses cris dans l’oreiller.

La porte. Brusquement ouverte.
Le maître. Un fouet à la main.
- Ah, les bougres ! J’en étais sûr…
Et il abat son fouet. À toute volée. Au hasard. Sur elle. Sur moi. Sur nous…




23-

Le seigneur Amauri de Joux se prépare pour la croisade.
Pour la vingtième fois au moins il me fait ses recommandations…
- En mon absence prends soin de tout, mon fidèle compagnon. Je compte sur toi. Mais surtout veille sur ma femme. Veille sur Berthe. S’il lui arrivait quelque malheur que ce soit je ne m’en remettrais pas…

Il y a eu des pleurs. Des embrassades. Encore des pleurs. Encore des embrassades. Et il est parti.
Il s’est retourné une dernière fois, avec un signe de la main, avant de disparaître, au sud, derrière le petit bois.
Elle, elle est restée, en larmes, à la fenêtre. Quand la nuit est tombée elle y était encore.

Ses journées, elle les passe dans sa chambre à attendre en se lamentant son retour.
- Sortez, Madame, allez prendre l’air, nourrissez-vous, je vous en conjure ! Vous vous affaiblissez de jour en jour. Que dira votre mari, à son retour, s’il vous découvre ainsi exsangue ?

Alors elle sort. Un peu. Elle fait, à petits pas, le tour des remparts. S’y attarde à fixer, au loin, pendant des heures, quelque chose qu’elle est la seule à voir.

Un nuage de poussière. Qu’elle a aperçu la première. Elle m’agrippe le bras. L’enserre à le briser… Ca approche… Elle relâche son étreinte…
- Non… Ce n’est pas son cheval…

Ce n’est pas lui. Mais c’est…
- Aimé !
Aimé de Montfaucon. Son compagnon de jeux. Celui avec qui elle a passé son enfance.
Elle se précipite à sa rencontre.

- Mais… tu es blessé !
On l’aide à descendre de cheval. Il grimace de douleur.
Il est blessé, oui. Et…
- Je ne suis pas porteur de bonnes nouvelles.
Elle s’accroche à mon bras.
- Amauri ?
- Amauri… Oui…
Elle s’appuie de tout son poids contre moi.
- Il n’est pas ? Réponds-moi, Aimé, je t’en supplie, réponds-moi ! Il n’est pas ?
- Il va te falloir être très courageuse.
Elle s’écroule à mes pieds sans connaissance.

Elle l’a installé au château.
- Le temps qu’il guérisse… Qu’il reprenne des forces.
Elle passe le plus clair de son temps avec lui. Elle le panse. Elle le soigne. Elle lui tient la tête pour qu’il boive.
Et ils parlent. Ils parlent des heures durant.

Elle recommence à rire. Un peu. De plus en plus.
Il va mieux. Il fait le tour des remparts, appuyé à son bras.

Il est guéri.
À table il occupe maintenant la place du maître.
À la chasse il monte ses chevaux.

Il dort dans son lit. Avec elle.



24-

Un valet fait brusquement irruption dans ma chambre.
- Le maître… Le maître…
- Eh bien quoi ?! Parle !
- Le maître… Le seigneur Amauri… Il est revenu… Il n’est pas…
- Que dis-tu ?
Je me précipite.

- C’est toi ! C’est bien toi !
Je le touche. Je le tâte.
- Tu es vivant !
- Par Dieu, oui ! Et en pleine santé. Ce dont Berthe – que je vais aller retrouver de ce pas – pourra témoigner.
- Non. Attends !
- Attendre ?! Alors que ce moment-là j’y aspire depuis des mois ?! Certes non…
- C’est que…

Mais il n’écoute pas. Il gravit l’escalier à la course.
Un hurlement. Un autre.
- Il l’a tué !

Aimé gît dans son sang.
- Qu’on l’emporte ! Qu’on aille pendre sa dépouille à un arbre vis-à-vis des remparts…

- Regardez-le votre bel amant, Madame ! Le trouvez-vous donc toujours aussi séduisant ?
Elle garde la tête obstinément baissée. Il la tire par les cheveux pour l’obliger à la relever. Elle ferme les yeux.
- Rouvrez-les, Madame, c’est un ordre !
Auquel elle n’obéit pas.
- Rouvrez-les ou je vous fais fouetter…

On la dénude.
Le fouet s’abat. Sur son dos. Sur ses fesses. Sur ses cuisses.
- Ouvrez les yeux, Madame !
Elle s’y refuse.
Les coups redoublent.
- Obéissez !
Non. De la tête. Non.
- Fort bien. Ils ne vous servent à rien ? On va vous les crever.
Elle les rouvre.

- Regardez, Madame ! Regardez comme il se balance mollement au gré du vent. N’est-il pas beau ainsi ? Beaucoup plus encore que de son vivant. Ne trouvez-vous pas ?

Venez ! Venez maintenant ! Venez faire la connaissance de votre nouvelle demeure…
Un cachot. Un cachot minuscule où elle aura à peine la place de se tenir couchée…
- Mais n’ayez crainte ! Je viendrai vous en tirer. Deux fois par jour. Que vous puissiez assister au festin que vont faire les corbeaux de votre bel amant…

La porte se referme sur elle. Les gardiens tirent les verrous.
Il s’éloigne dans un grand éclat de rire…



25-

Un bellâtre à cheval qui passe et repasse dans la rue. Dans la rue où je tiens boutique.
- Quel est donc ce bougre ? Que fait-il par ici ?
Perrine l’ignore. Ou feint de l’ignorer.
- N’aurait-il pas des visées sur Margot par hasard ?
- Oh, non, mon maître, non… Assurément non…

Peut-être pas. Mais qu’il plaise à Margot, ma femme, cela ne fait, semble-t-il, aucun doute. Elle qui se précipite sur le trottoir, sous les prétextes les plus divers, dès qu’elle croit reconnaître le pas de son cheval. Elle qui en revient, chaque fois que c’est effectivement lui, toute guillerette, le rose aux joues, et chantonne le reste de la matinée en sourdine…

- Tu sors ?
- Oui… J’ai à faire…
Et où va-t-elle, elle qui ne quitte d’ordinaire jamais la boutique ?
- Et que te chaut ? Prétendrais-tu me retenir prisonnière ? Et qu’as-tu à craindre ? Perrine m’accompagne. Elle ne me quittera pas…

Justement ! Raison de plus… Elles s’entendent comme larronnes en foire toutes les deux…

Léandre cligne des yeux d’un air entendu…
- Mais reste discret ! N’éveille pas leur attention…
- Que mon maître se rassure ! J’ai de nombreux amis. Auxquels j’ai rendu service. Qui se substitueront à moi pour savoir où elles vont…
- Tu seras largement récompensé…
- Je n’en attendais pas moins de votre bonté…

Elles sont rentrées. Elles conversent, avec animation, à voix basse toutes les deux. …
- Eh ! Est-ce ainsi que le travail se fait ?
Elles pouffent de rire…

- Alors, Léandre ?
- Alors… Eh bien elles se sont rendues chez la Séguier… La Séguier, c’est une vieille femme dont la tanière, sise rue Quincampoix, regorge de philtres, d’onguents et de poudres de sa fabrication au moyen desquels elle prétend guérir la plupart des maux existants…
- Mais elle n’est pas malade !
- La Séguier prétend disposer de bien d’autres pouvoirs… Elle fait et défait, paraît-il, les couples à sa guise…
- Mais quel diable de femme est-ce donc là ?
- Mon maître devrait lui rendre visite. Il en jugerait par lui-même…

Elles montent et descendent la rue en y répandant, à la volée, une poudre grisâtre qu’elles puisent, à tour de rôle, dans une petite besace. Et en jetant constamment des coups d’œil à la dérobée autour d’elles…

- Ma femme est venue te voir…
- Je ne me souviens pas…
- Cela devrait te rafraîchir la mémoire…
Trois pièces d’or poussées sur la table devant elle…
- La mémoire me revient… Doucement… Très doucement…
Deux autres… Encore une…
- Elle est venue en effet… Et elle reviendra…
- Que voulait-elle ?
- C’est un secret qu’il ne m’appartient pas de dévoiler sauf si…
- Si ?...
- Si vous vouliez vous montrer très généreux… Mais vraiment très très généreux… Auquel cas vous pourriez même, dissimulé derrière ces paravents qui ne paient pas de mine, entendre et voir tout votre saoul… Gageons que vous ne serez pas déçu… Je ferai d’ailleurs en sorte que vous ne le soyez pas…




26-

- Alors ?! Comment va notre affaire ?
Dissimulé dans l’ombre du paravent, je vois Margot hocher la tête…
- Elle n’avance guère. J’ai eu beau suivre vos prescriptions à la lettre il ne me prête guère d’attention. À peine s’il semble me voir…
- Ne soyez pas si impatiente…
- Comment ne le serais-je pas ? Je brûle pour lui d’une passion dévorante…
- Une passion qui vous mènera à votre perte si vous ne la bridez pas…
- Je ne puis…
- Laissez-moi vous guider… Vous ai-je jamais mal conseillée ?
- Il est vrai…
- Quelque chose – ou quelqu’un – vient se mettre en travers de vos intérêts. Il nous faut d’abord découvrir qui ou quoi. Et agir ensuite en conséquence. Je m’en occupe… En attendant continuez de répandre sous les pas de son cheval de cette poudre que je vous ai donnée...

- Que vous en semble ?
- Ah, la traîtresse !
- N’est-ce pas ?
- Le châtiment qui l’attend…
- Laissez-moi m’en occuper…
- Quant à ce maraud, ce faquin je trouverai bien quelque homme de main pour le faire passer de vie à trépas…
- Rien ne presse… Son tour viendra… En temps voulu…

Il s’est incliné devant elle. Il a retiré son chapeau et il s’est incliné. Depuis elles chuchotent toutes les deux, dans l’arrière-boutique, avec animation…
- Eh bien ! Est-ce ainsi que l’ouvrage se fait ?

- Je vous l’avais dit… Ne vous l’avais-je point dit ?
- Si fait ! Mais maintenant ? Maintenant ?
La Séguier croise les mains devant elle…
- Maintenant ? Il va disparaître…
- Oh, non ! Non ! Je ne veux pas, non ! Pour toujours ?
- Peut-être. Et peut-être pas… Cela dépendra…
- De quoi ?
- De vous… Si vous voulez qu’il revienne il vous faudra en passer par où je vous dirai, le moment venu, d’en passer…
- Tout… Tout ce que vous voudrez… Tout…

- Il va vraiment disparaître ?
- Bien sûr ! Il fait ce que je veux… Ce que je lui dis de faire…

Il ne passe plus devant notre boutique. Plus jamais. Elle l’attend. Elle le guette. En vain. Elle pleure. Tous les jours. Toute la journée. Elle se languit. Elle dépérit…

- Que faut-il que je fasse ? Je n’en puis plus. Je veux le voir. Au moins le voir. Comme avant. Ne fût-ce qu’un instant…
- Déshabillez-vous !
- Que je me… ?!
- Oui… Je vais vous fouetter… C’est à ce prix seulement qu’il réapparaîtra… Et que vous pourrez espérer voir vos vœux un jour comblés.

Elle ne dit mot. Elle se dévêt.
- Agenouillez-vous !
Elle obéit. Se dissimule la tête entre les mains…
Ça claque. Elle geint. Elle crie.
Ça dure. Elle sanglote…

Elle se relève. Elle se rhabille…
- Il va revenir ? Vous êtes sûre ?
- Oui…
- Et ?
- Et… Oui…
- Merci…

- Je vous avais promis que je la châtierais… Ne vous l’avais-je point promis ?
- Il va revenir ? Il va vraiment revenir ?
- Tout dépendra de votre générosité… Uniquement de votre générosité… Que je sais sans limites…




27-

- Il le faut, mes frères, il le faut ! Partons ! Allons convertir les infidèles. Dieu nous l’ordonne. Les grands ont failli. C’est à nous les petits, à nous les misérables qu’Il demande aujourd’hui d’accomplir Sa Volonté. De faire advenir son royaume sur la terre… En route ! Partons !

On l’acclame. On se jette à genoux. On prie. Avec ferveur. Et on se met en route. En chantant. En récitant le Rosaire…

On traverse des villes. Des villages. Il prêche. Sur le parvis des églises. Juché sur les margelles des fontaines. Il porte la parole de Dieu. On l’écoute. On veut sa bénédiction. On abandonne tout pour le suivre…

On est des centaines. On est des milliers. Qui arpentons les routes de France en direction du Sud. Des villes s’ouvrent. D’autres se ferment. Qu’il fait ouvrir en menaçant leurs habitants du châtiment éternel…

- Les infidèles sont en Terre Sainte… Mais ils sont aussi et d’abord ici… Sous nos yeux… Sur notre belle terre de France… La volonté de Dieu, c’est que nous l’en débarrassions au plus vite… Pourchassons le mal ! Pourchassons l’infidèle ! Qu’il n’ait point de répit… Qu’il soit débusqué partout où il se trouve…

Oui… Sus à l’infidèle… Qui se terre dans des caves… Sous des escaliers… Dans le foin… On l’extirpe de sa cachette… On l’égorge… On jette son cadavre dans la cour… On dîne sur sa table… Avec ses provisions… On boit son vin… On se partage son or… Ses bijoux…

Une ville immense. Avec de riches demeures en pierre de taille… On se répand dans les rues. Dans les maisons. On exige des habitants qu’ils nous montrent des crucifix… S’ils en ont on se retire… Sinon…

- Regardez ce qu’on a trouvé !
Une femme… Qu’ils poussent en riant devant eux… La maîtresse de céans… Dont ils viennent d’égorger le mari et les deux fils…
- Ça s’était caché sous son lit…
- Faut croire que ça avait la conscience tranquille !
Léonard s’approche, lui souffle son haleine à la figure…
Elle soutient son regard…
- Et fière avec ça ! On va faire en sorte que tu le sois beaucoup moins…
Il lui passe et repasse son couteau sous la gorge…
Elle ne cille pas…
Il le rempoche…
- Non… Finalement, non… Pas tout de suite… On va prendre tout notre temps… Et d’abord, pour commencer, tu vas nous servir à table… Nue…
Elle refuse…
- Pas nue… Non…
- Nue… Tu vas être fouettée jusqu’à ce que tu y consentes…




28-

Il a fallu du temps, beaucoup de temps, mais elle a fini par y consentir… Ses amples fesses, maintenant zébrées de rouge, vont et viennent autour de la table. Elle y dépose les plats, les remporte quand ils sont vides… Silencieuse. Impénétrable.

– À boire !
Elle apporte…
– Encore ! À boire ! À boire, tavernière !
Elle apporte toujours…

Léonard l’attrape par la taille…
– Ton mari va te manquer cette nuit…
Elle tente de se dégager. Il la retient…
– Je prendrai sa place dans ton lit… Tu ne le regretteras pas, tu verras…
Elle le repousse…
– Alors ça, faut pas que t’y comptes…
Il éclate d’un rire gras…
– Oh, si, j’y compte ! Si ! Et je te veux consentante…
– Jamais !
– Le fouet t’amènera, s’il le faut, à de bien meilleurs sentiments…

Il réclame encore à boire…
– Sers-moi !
Il l’agrippe… La retient…
– Ta dernière nuit d’amour… Tu serais folle de n’en point profiter tout ton saoul… Parce que demain… Couic…
Il mime, du plat de la main, le couteau qui éventre la gorge…
– Couic…
Elle lui échappe…
– Tes compagnons aussi ont soif…

Elle les sert tour à tour… S’approche…
De la tête je fais signe que non… Elle insiste…
– Non…
Ses yeux plongent dans les miens…
Je tends ma coupe… Je ne bois pas…

On s’est écroulé sur les tables. Sur les bancs. On ronfle à qui mieux mieux…
Léonard ouvre un œil, se secoue…
– Allons, drôlesse, regagnons ta couche… Il est temps…
Il se lève… S’avance vers elle… Titube… S’effondre sans connaissance…

– Tu les as empoisonnés…
– Endormis… Je les ai endormis…
– Et maintenant ? Que comptes-tu faire ?
Elle ne me répond pas… Elle me fixe…
– T’enfuir ?
Elle acquiesce doucement. Sans me quitter des yeux…
– Tu n’y parviendras pas… On est partout… Une femme seule dans la nuit… Tu vas courir moult dangers… Tu seras prise… Tuée… Mais auparavant ils te…
– Je me déguiserai… Je…
– Laisse-moi t’accompagner… On me connaît… On ne se posera pas de questions… On ne t’en posera pas…
Une imperceptible hésitation. Elle me prend la main…
– Allons !

On brandit des torches sur notre passage. On nous les met sous le nez. On me salue. On me lance des « Bonne nuit » pleins de sous-entendus… Et on nous laisse passer…

On marche vers le Nord… Toujours vers le Nord…
– Là… Ici… Maintenant… Tu es en sécurité…
– Merci…
– Que vas-tu faire ?
Elle hausse les épaules en signe d’ignorance…
– Je n’ai plus de famille… Plus personne…
– Et moi, je suis à des centaines de kilomètres de chez moi…
On se regarde… On se redonne la main… Et on reprend la route…




29-

Le maître est cousu d’or… Il le fait couler entre ses doigts… Il en remplit des cassetttes dont il est le seul à savoir où il les a enfouies… De lui il se dit qu’il ignore l’étendue de sa fortune…

Le maître est vieux. Le maître est laid. La maîtresse, elle, est jeune. La maîtresse est belle. Très…

Mais la maîtresse est dure. Exigeante. Hautaine…

Je n’existe pas plus, à ses yeux, que les plats que je viens déposer chaque jour sur la table devant elle… Ou que les souliers crottés qu’elle abandonne dans l’entrée, quand elle rentre, pour qu’on les lui nettoie…

– Je me vengerai…
Perrine est en larmes…
– De qui donc ?
– La maîtresse… Je me vengerai… Je le jure… Parce que si tu savais… Si tu savais…
– Si je savais quoi ?
Elle redouble de sanglots…
Je ne saurai pas…

La maîtresse passe toutes ses après-midis dans la roseraie… Avec des femmes parfumées en compagnie desquelles elle rit et se promène…

– Tu aurais envie ? De la voir toute nue ? Tu voudrais ?
– Qui ça ?
– La maîtresse, tiens ! Qui tu veux d’autre ?
– La maîtresse ? Oh, non, non ! On peut pas la maîtresse…
– Bien sûr que si on peut… Je connais un moyen…
– Oh, non ! Non !
– Tu sais pas ce que tu perds… Mais ça fait rien… Je trouverai quelqu’un d’autre…

Un mouvement brusque et imprévisible de son bras qui me heurte… Je rétablis tant bien que mal l’équilibre du plat… Mais quelques gouttes de sauce sont tombées sur sa robe… L’ont tâchée…
– Tu peux pas faire attention, non ?
Un signe à Sylvain… À l’oreille duquel elle chuchote quelque chose… Sylvain qui s’empare du plat…
– Désolé…
À mi-voix
Et il me le renverse sur la tête…
La maîtresse rit… De tout son cœur… Le maître aussi… En sourdine…

– Tu veux toujours pas ? La voir toute nue… Tu veux pas ?
Si ! Cette fois, si !
– Viens alors ! Je vais te montrer comment faire… C’est le moment… Il y a personne…

La cave… Un escalier… Un coude… Un couloir… Un autre escalier…
– Tu sauras retrouver ?
– Je crois, oui…
Encore des couloirs… Encore des escaliers… Un réduit… Une porte…
– Mais t’inquiète pas ! Il y a belle lurette qu’elle est condamnée…
Une porte dont deux planches sont largement disjointes… De l’autre côté…
– C’est là qu’elle se lave… Qu’on la lave… Et si tu viens le matin…




30-

La maîtresse est nue… Entièrement nue… Autour d’elle ses servantes sont quatre… Quatre aux mains desquelles elle s’abandonne… Qui la lavent… Qui la frottent… Qui l’essuient… Qui l’enduisent de toutes sortes d’onguents et de crèmes… Qui la coiffent… Qui l’habillent…

– Tu m’as l’air bien guilleret ce matin…
Et le maître me gratifie d’un large sourire complice…
– Quelque Fanchon sans doute qui se sera montrée complaisante à ton égard…
S’il savait !

– Alors ? Tu es venu ? Tu étais là ? Tu l’as vue ?
– Je l’ai vue…
– Je suis heureuse… Tu peux pas savoir comme je suis heureuse… Dommage que…
– Que quoi ?
– Qu’elle le sache pas… Qu’elle puisse pas le savoir…

Tous les matins j’assiste à sa toilette… Sans jamais y manquer… Je me repais d’elle… De ses seins… De son ventre… De ses cuisses… De ses fesses… De ses replis d’amour… Elle est à moi… La maîtresse est à moi…

Tout au long de la journée elle se montre odieuse à mon égard… Souverainement méprisante… Insupportablement cassante… Je m’en soucie comme d’une guigne… Parce que le matin… Chaque matin… C’est moi qui ai le dernier mot…

Ça monte d’un coup… Une envie d’éternuer… Soudaine… Irrépressible… Battre en retraite… Vite… Vite… Trop tard… Ça explose… Encore… Et encore… Une interminable salve d’éternuements… Fuir… Je dévale l’escalier… Derrière moi la porte… Et la voix de l’une des servantes…
– C’est Colin…

– La maîtresse t’attend…
Assise, habillée, le dos tourné à sa table de toilette…
– Tu peux me dire ce que tu faisais là ?
Je bafouille lamentablement…
– Les rats… Toute la maison en est infestée… Alors j’ai voulu… J’ai pensé… Je me suis dit…
– Et c’est bien sûr pour ça que tu as fait des trous dans la porte…
– Ah, non ! Non ! Ils y étaient déjà les trous…
Les servantes pouffent ouvertement de rire…
Je me mords les lèvres… Quel idiot ! Non, mais quel idiot !
– Tu vas me payer ça… Dévêtez-le, vous autres !
Leurs mains sur moi…
Que je m’efforce sans succès – elles sont quatre – de repousser, d’éloigner…
– Complètement !
Complètement… Elles se reculent… Et contemplent leur œuvre…
– Enlève tes mains !
Que j’ai jointes en bas…
Enlève tes mains ! C’est un ordre…
Leurs regards sur moi… Amusés et moqueurs…

– Guidaine ! Va chercher le fouet…
Qu’elle rapporte, les yeux brillants…
– Eh bien ?! Tape ! Qu’est-ce que tu attends ?
Elle ne se fait pas prier… Elle tape… Elle fouette… À tour de bras…
Une autre prend le relais… Une autre encore…

– Tu as mal ?
Je grimace… Je ne peux rien faire d’autre que grimacer…
– Oui, mais elle sait… Elle sait que tu l’as vu… Je suis vengée…


31-

– Eh bien, Mesdames, que m’a-t-on rapporté ?
Elles baissent toutes deux la tête…
La reine Catherine exige qu’elles la relèvent…
– Il paraîtrait que vous vous multipliez partout en répétant à qui veut l’entendre que je n’en userais pas comme il sied avec les personnes de qualité ? Est-ce exact ?
– Il se raconte beaucoup de choses, Votre Majesté, souvent bien éloignées de la vérité…
– De nombreux témoins attestent pourtant que vous avez tenu ces propos…
– Ils auront mal compris…
– Comment pouvez-vous juger de façons de faire dont vous n’avez pas eu personnellement à connaître ? Ou plutôt dont vous n’avez pas encore eu personnellement à connaître…
– Votre Majesté…
– Nous allons, n’en doutez pas, vous en offrir l’occasion… Et sur le champ… Estimeriez-vous déroger en servant votre reine à table ?
– Certes non…
– Alors vous l’allez faire… Et vous l’allez faire nues… Je le veux ainsi…
Un rapide coup d’œil dans notre direction à nous les gardes…
– Oh, Votre Majesté !
– Qu’y a-t-il ? Ignoreriez-vous donc, vous qui savez tant de choses, que c’est par des laquais que je fais fouetter celles dont le comportement me déplaît, fussent-elles de noble extraction…
Elles se dévêtent sans un mot…

– Mais c’est que vous faites d’excellentes servantes toutes les deux, savez-vous ? Toutes grandes dames que vous soyez… C’est un état vers lequel vous êtes à l’évidence naturellement portées… Je pourrais vous y maintenir, mais non, pour l’heure j’ai d’autres projets à votre endroit… Approchez ! Faites vous voir ! Encore ! Tournez-vous ! Vous êtes l’une comme l’autre fort délicieusement tournées… Et je gage que les hommes auxquels vous accordez vos faveurs y trouvent leur comptant…
– Votre Majesté…
– Allons ! Allons ! Ne vous faites pas plus prudes que vous ne l’êtes… J’ai mes informateurs… Et si vous tenez à ce que je vous rafraîchisse la mémoire… Non ? C’est sans doute préférable en effet… Bien… Alors voici ce que j’attends de vous… Un homme, sur l’oreiller, est toujours beaucoup plus enclin aux confidences… Or, on ne peut conduire les affaires du royaume sans avoir, sur les intentions des uns et des autres – et surtout des plus grands – le plus de lumières possible… Vous savez quelle période difficile nous traversons et je ne doute pas qu’en bonnes catholiques que vous êtes vous n’ayez à cœur, de contribuer à faire triompher la vraie foi…
– Quels sont, Votre Majesté, les… ?
– Pour vous, Henri de Navarre…
– Henri de Navarre !
– Et pour vous François d’Alençon…
– Mais c’est…
– Mon fils, oui… Mon fils qui semble avoir un peu trop tendance ces derniers temps à jouer double jeu…

– Eh bien ?! Avons-nous avancé, Mesdames ?
– Henri de Navarre s’empare, quand elle ne lui ferme pas résolument ses portes, de chaque citadelle qui se présente…
– Et je présume qu’il ne lui a guère été nécessaire de guerroyer…
– Les ordres de Votre Majesté…
– Passons… Et alors ? Lui avez-vous soutiré quelque renseignement que ce soit ?
– Point encore… Il me faut auparavant le mettre en confiance et le persuader de ma totale discrétion sur tout ce qu’il pourrait être amené à me révéler sous le sceau du secret…
– Et vous ?
– Monsieur D’Alençon semble, à l’évidence, beaucoup plus sensible aux charmes de ses congénères qu’à ceux des femmes qui l’approchent…
– À vous de le convaincre de changer d’avis…





32-

– Et c’est tout ?
– Votre Majesté serait certainement fort mécontente si nous inventions, pour lui complaire, des confidences que nous n’avons pas véritablement reçues…
– Et pour quel motif ?
– Tant monsieur de Navarre que Monsieur d’Alençon font montre à notre égard d’infiniment de réserve…
– C’est que vous ne vous employez pas vraiment à les mettre suffisamment en confiance…
– Votre Majesté peut être certaine que…
– D’autres y sont parvenues… Pourquoi pas vous ? Bon, mais trêve de bavardages… Nous allons faire en sorte que vous preniez dorénavant beaucoup plus à cœur les missions qui vous sont confiées… Je sais quelques dames de la cour qui s’ennuient… Vous voir administrer, par mes laquais, sans en connaître la raison, une retentissante fessée devrait quelque peu les distraire…
– Oh, Votre Majesté, je vous en conjure…
– Et vous convaincre de mettre désormais davantage de cœur à l’ouvrage…

– Elles l’ont fort blanc…
– Ça ne saurait durer…
– Et fort charnu…
– Ça n’y rebondira que mieux…
– Ah, ça y est… Ça commence…
– Les mains de ce laquais… De vrais battoirs…
– Qu’il sait manier, c’est clair…
– La preuve : elle chante !
– J’adore quand la voix grimpe comme ça dans les aigus…
– L’autre est moins expansive…
– Oui, mais remue davantage…
– De façon bien indécente…
– Assurément…
– Si elle avait un tant soit peu le respect d’elle-même…
– C’est une vertu – chacun le sait – dont elle est tout-à-fait dépourvue…

– Les voilà décorés de rougeurs fort avenantes…
– Qui vont leur interdire, de longs jours durant, de s’asseoir…
– Et qu’elles auront bien de la peine à dissimuler à leurs maris…
– Précaution bien inutile : avant ce soir ils sauront à quel traitement fut soumis le séant de leurs épouses…
– Et ils ne seront pas les seuls… Avant une heure toute la Cour en fait des gorges chaudes…
– Toute la Cour… Et bien au-delà…
– Je sais, pour ma part, chez qui je vais courir aussitôt sortie d’ici…
– Et moi donc !
– Couvrez maintenant toutes deux vos rondeurs, Mesdames ! Et allez ! Vous pouvez toutes aller… Allez vaquer à vos occupations… Non pas vous, Madame d’Uzès… Ni vous, Madame de Châtillon… J’ai à vous parler…

– Vous avez les joues bien empourprées, Madame d’Uzès… Et les yeux bien brillants…
– Que Votre Majesté me pardonne, mais…
– Serait-ce que le spectacle auquel vous venez d’assister a enfiévré vos sens ? Comme il a échauffé ceux de Madame de Châtillon qui peinait manifestement à dissimuler le très vif plaisir qu’elle éprouvait à contempler ces deux derrières copieusement fessés… N’est-il pas vrai ?
– Votre Majesté sait…
– Que les charmes des gentes dames et demoiselles sont loin de vous laisser indifférente…
– Je ne saurais le nier…
– Et que vous semble de ceux de Madame d’Uzès ?
– Ils en éclipsent beaucoup d’autres, Votre Majesté…
– Il ne tient qu’à vous de les découvrir plus avant… Madame d’Uzès, dans l’état où elle se trouve, ne saurait vous en refuser l’accès…
– J’ignore, Votre Majesté… Jamais encore… Ce serait…
– L’occasion ou jamais de vous initier à des plaisirs nouveaux… Allons, ne soyez pas si prude… Nous sommes entre nous…

– Eh bien ?! Que vous en semble ? Oserez-vous prétendre n’avoir point été satisfaite ?
– Ce serait mentir, Votre Majesté… Je l’ai été plus que de raison…
– Nous vous réservons d’autres plaisirs…
– Vraiment, Votre Majesté ?
– Vraiment… Voyez ce garde…
Elle lève les yeux sur moi…
– C’est lui qui vous fessera – publiquement, comme l’ont été ces dames tout à l’heure – quand je lui en donnerai l’ordre…




33-

Les bœufs qui tirent notre chariot s’affaissent dans la neige, épuisés… Ils n’iront pas plus loin…
Ça tombe épais… Dru… À gros flocons…
– Si seulement on savait où on est… Mais on n’y voit rien… Rien…

Scapin prend les choses en mains…
– Léandre et moi, on va aller chercher du secours… Mettez-vous à l’abri, derrière, sous les bâches… Et ne bougez pas d’ici… Sous aucun prétexte…

Serrés les uns contre les autres… Transis… Frigorifiés…

La nuit tombe… La nuit est tombée…
Isabelle se blottit contre moi…
– C’est la fin du voyage… On va tous mourir là…
Je lui réponds d’une caresse sur la joue…

Des appels dans l’obscurité… Des galops de chevaux… Des torches… Des valets… Et Scapin… Et Léandre…
– Venez !
On nous emmène… On nous emporte… On nous enlève…

Un château… Des lumières… De la chaleur… Une longue table garnie de victuailles dont le propriétaire – un marquis – fait le tour à grands pas… En lançant ouvertement à Zerbine des œillades appuyées…
– Sustentez-vous ! Rassasiez-vous !
On ne se fait pas prier…
– Ainsi donc vous êtes comédiens… Mais on en parlera demain… Quand vous serez reposés…

Scapin nous impose le silence…
– Chut ! Ecoutez tous… Voici ce que le marquis des Bruyères nous propose… Il nous héberge… Il nous nourrit… Et même…
Il brandit une bourse…
– Il nous paie… Pour que nous montions une pièce dont il a eu l’idée et qui sera jouée, dès que, les uns et les autres, nous connaîtrons nos rôles devant un parterre de ses amis…
– Vive le marquis !
Et une salve d’applaudissements salue son entrée…

Isabelle soupire…
– Au moins pendant ce temps-là n’aurons-nous plus faim… Ni froid…

Derrière la porte de sa chambre le rire de Zerbine…
– Arrêtez ! Non… Vous me chatouillez…
Et la voix du marquis…
– Quelle drôlesse tu fais...
Leurs rires s’emmêlent…

Scapin tire une figure longue d’une aune…
– Oui… Mais non… Ça va pas être possible…
– Quoi donc ? Qu’y-a-t-il ?
– Il veut que… Dans sa pièce le personnage que doit jouer Zerbine reçoit, sur scène, une magistrale fessée…
Tous les regards convergent vers elle…
– Écoutez, les amis… Ça fait des mois et des mois qu’on tire le diable par la queue… Qu’on mange à notre faim un jour sur trois… Et encore ! Qu’on espère en vain chaque soir que le lendemain sera meilleur… Et enfin… enfin la chance nous sourit… Nous allons jouer, grâce au marquis, devant de nobles et puissants personnages qui, si nous parvenons à les persuader de notre talent, nous prendront sous leur protection… Sans doute finirons-nous – le marquis en est en tout cas convaincu – par nous produire à la Cour… Devant le Roi… S’il faut pour cela qu’on me tambourine le derrière… Et bien qu’on me le tambourine… Autant qu’on voudra… Allons, Scapin ! Commençons ! Apprenons ! Répétons !




34-

Scapin fait les cent pas en coulisse…
– On joue gros… On joue vraiment gros…
Le marquis Des Bruyères, lui, a l’œil rivé à l’embrasure du rideau…
– Ils sont venus… Ils sont tous venus… Tous…

La salle est pleine… De femmes qui se dissimulent, dans les loges, derrière leurs éventails… De petits marquis poudrés qui se saluent avec force compliments et ronds de jambe…

Les trois coups…
– Aaaaahhh !
Et, sur la scène, Scapin, Zerbine et Léandre se poursuivent, s’invectivent, se réconcilient…
On rit… On s’exclame… On applaudit…

– C’est ainsi, drôlesse, que tu crois pouvoir te comporter ?!
– Écoutez-moi, mon maître…
– Rien du tout… Je n’écoute rien du tout… Tu m’as conté, jusqu’à présent, suffisamment de sornettes… Et j’en connais un, là-dessous, qui va te chauffer un bon moment… Et te faire te souvenir de songer dorénavant à servir sans réserve les intérêts de ton maître…

Et Léandre de la trousser, malgré ses protestations, sous les vivats et les encouragements… De lui infliger, pour la plus grande joie de l’assistance, une fessée retentissante… Qui s’éternise… Qui semble ne jamais devoir prendre fin...

Isabelle ne les quitte pas des yeux… Son épaule frôle la mienne… S’y appuie…
– Il y prend goût, on dirait…
– Elle aussi, à ce qu’il semble…
– Et eux… Eux… La salle… Tu les entends ?
Sa main est moite… Son souffle court…
Elle ne me repousse pas…
Notre premier baiser…
Et puis…

Scapin n’en croit pas ses yeux…
– Ça arrête pas… Partout on nous réclame… Partout…

Angoulême… Cognac… Pau…
Il se frotte les mains…
– Et ça continue… Ça continue…

Ça continue… Zerbine offre toujours aussi complaisamment son postérieur aux claquées de Léandre…
– Tape pas trop fort quand même ! Et pas trop longtemps… Parce que les marques elles partent plus à force…
– Oui… Mais ce que les gens aiment…
Ce que les gens aiment, c’est qu’il ne la ménage pas…
Isabelle aussi… Chaque fois ses yeux brillent… Ses mains tremblent…

Zerbine brûle de fièvre… Les médecins la saignent… Lui font avaler force potions… Elle veut jouer…
– C’est de la folie…
Mais elle veut… Elle se lève… Quelques pas… Elle s’écroule sans connaissance…

Scapin est effondré…
– Juste au moment où tout commençait enfin à nous sourire… À croire que le sort…
– Mais je peux jouer, moi !
– Toi, Isabelle ? Mais tu ne connais pas le rôle…
– Bien sûr que si ! Depuis le temps que je l’entends…
– Oui, mais…
– Mais quoi ?
– Il y a… Non… Rien… Tu es vraiment décidée ?
– Oui… À condition que ce soit avec lui…
Avec moi…

– Méchant ! Tu as tapé fort… Mais ils ont aimé… Tu as vu comme ils ont aimé… Plus que quand c’était Zerbine même… Hein ?... Tu trouves pas ?
– Toi aussi, tu as aimé…
– Chut ! Tais-toi !
Je la serre contre moi… Mes mains se faufilent…
– Il est tout chaud… Il est brûlant…
Elle me le laisse…
– Mais sois doux ! Sois très doux ! C’est la première fois… De ce côté-là, c’est la première fois…




35-

– Que fais-tu donc là, bougre ?
– Voilà deux jours que je n’ai rien mangé, messeigneurs… Je cherchais si par hasard…
– Il n’y aurait rien à voler… C’est bien ça, hein ?
– Non point… Mais si quelqu’un ne voudrait pas, par bonté…
– Tu ne pouvais tomber mieux… Notre maîtresse fait toujours montre d’une insigne bonté envers les vagabonds de ton espèce… Nous t’allons conduire à elle…

– Encore un ?
– Qui tournait autour du cellier… Avec l’intention, pour sûr, notre maîtresse, de vous dérober quelque chose...
– On va lui en ôter à tout jamais l’envie…
Les deux belles damoiselles, à ses côtés, battent des mains…
– Oh, oui ! Oh, oui !
– Qu’on le dévête !
– Par pitié… Non, par pitié…
– Et qu’on le fasse danser…

Deux fouets – deux – qui s’abattent en cadence…
– Aïe ! Non… Par pitié… Je vous jure…
Elles reste sourde… Impassible…
Les deux damoiselles rient… De bon cœur…
– Vois comme il saute !
– Et comme il tourne…
– C’est un bon danseur…
– Et un excellent chanteur…
– Dommage qu’il grimace autant…
– Oui… À l’évidence il manque de tenue…

Sur un signe de leur maîtresse, ils s’arrêtent enfin…
Elles protestent…
– Oh, pas déjà !
– Juste quand ça commençait à devenir amusant !
– Oh, s’il vous plaît, encore un peu…
Elle les couve d’un regard attendri…
Et l’ordre tombe…
– Poursuivez !
Longtemps…

On me jette dehors… On me lance mes vêtements…
– Et reviens traîner par ici pour voir… Tu sais désormais ce qu’il en coûte…

La charrette s’arrête à ma hauteur…
– C’est à la ville que tu vas comme ça ? Oui ? Eh ben monte !
Je m’agrippe au siège en serrant les dents…
– Eh oui… Ça fait mal, hein ! Surtout qu’ils n’y vont pas de main morte…
Je le regarde, stupéfait… Comment sait-il ?
– Ils sont très bavards…
Et il fouette son cheval…
– Ma femme a crèmes et plantes qui en ont soulagé d’autres… Qui te soulageront toi aussi…

– Laisse-toi faire… Détends-toi… C’est affaire de deux ou trois jours et il n’y paraîtra plus…
– Je me vengerai…
– Prends garde ! Elles sont toutes puissantes… D’autres avant toi s’y sont brûlé les ailes… Et leur plaisir à elles, c’est d’humilier, chaque fois qu’elles en trouvent l’occasion, les pauvres hères que nous sommes…
– Les temps changent… Elles n’en auront plus bien longtemps l’occasion…




36-

Un type, juché sur un tonneau… Une cocarde tricolore fichée dans son tricorne…
– Eh bien, citoyens, qu’entends-je dire ? Paris se révolte contre le tyran… La France se dresse contre les nobles qui la saignent… Et vous ? Que faites-vous ? Rien… Vous ôtez votre chapeau devant les puissants… Vous ployez le dos sous les coups de vos maîtres… Qu’attendez-vous pour leur faire rendre gorge ? Leurs greniers sont pleins et ils vous affament… Combien de temps encore le supporterez-vous ?

– Il a raison…
– Là-haut ! Tout le monde là-haut !
Armée de fourches et de bâtons notre petite troupe s’ébranle…
De tous côtés on nous encourage… De tous côtés on se joint à nous…
La clameur enfle…
– Sus aux affameurs !

Les grilles cèdent sous la poussée…
– Par ici ! Par ici !
Les portes ont été verrouillées… Elles volent en éclats…
Deux valets – ceux-là mêmes qui m’ont fouetté – veulent nous barrer la route… On les repousse… On les immobilise…
– Elles sont où vos maîtresses ?
Ils ne savent pas… Prétendent ne pas savoir…
– Fouillez ! Fouillez partout !
C’est la ruée… Dans le salon d’apparat… Dans les cuisines… Dans les chambres… On abat des cloisons… On arrache des parquets…

– Les voilà ! On les a !
Les deux damoiselles… Apeurées et tremblantes…
– Ah, on fait moins les fières…
– Qu’on les pende ! Qu’on les pende haut et court…
Elles se jettent à genoux…
– Pitié ! Non… Pitié…
Une femme hurle…
– De la pitié ?! De la pitié, dites-vous ?! En avez-vous jamais éprouvé, vous, de la pitié, quand mes enfants tremblaient de faim et de froid ? Quand je suis venue vous supplier de ne pas les laisser mourir ? En avez-vous éprouvé quand, pour une brouette de bois, vous avez fait fouetter mon mari ?
– Ce n’est pas nous… Nous…
– Vous ? Vous vous réjouissiez tant et plus du spectacle…
– Qu’on les fouette ! À notre tour de nous amuser ! Qu’on les fouette !

Et elles se jettent sur elles… À dix… À douze… À quinze… Elles les dépouillent de leurs vêtements… Les leur arrachent…
Nues… Nues comme au premier jour…
– Pour danser vous allez danser, vous aussi !
– Et chanter…
Des ceintures se tendent…

– Là… C’est bien… Mais plus haut ! Encore plus haut ! Faites un effort quand même ! Tout le monde vous regarde… C’est mieux, oui ! Beaucoup mieux…

– Qu’est-ce qu’il y a ? Ça fait mal ? Rien de plus naturel… C’est fait pour ça…
– S’il vous plaît ! Par pitié…
– Quoi donc ? Arrêter ? Vous n’y pensez pas ! Juste quand ça commence à devenir réjouissant… Allons ! Allons ! Soyez sages… Sinon…

– Cessez ! Cessez immédiatement ! C’est un ordre…
Elle… La maîtresse… En haut de l’escalier…
– Un ordre, dis-tu ? Les ordres maintenant ici, c’est nous qui les donnons…
– Laissez-les !
– À une condition… Que tu te dénudes et que tu viennes prendre leur place…
Ce qu’elle fait… Aussitôt… Sans l’ombre d’une hésitation…
Le silence…
On s’écarte pour la laisser passer…
– À genoux ! À genoux, j’ai dit… Là… Et ce sont tes valets qui vont te fouetter… Approchez, vous deux ! Allez !




37-

– Si je me suis résolue à venir vous trouver, Monsieur…
– C’est que ?
– C’est que je suis dans une situation inextricable… Et qu’un ami m’a affirmé que vous pourriez sans doute, me venir en aide…
– Tout dépend… De quoi s’agit-il ?
– Je peux compter sur votre entière discrétion ?
– Il va de soi...
– Mon mari est un personnage très en vue… Un proche du ministre Achille Fould… Il nourrit de grandes ambitions politiques…
– C’est tout à son honneur…
– En effet… Mais… mais j’ai commis un acte qui pourrait nuire gravement à son avenir… Et provoquer un épouvantable scandale…
– De quel ordre ?
– Monsieur…
– Si vous voulez que je puisse vous aider…
– Il me faut impérativement restituer, avant mercredi, un importante somme d’argent…
– Qu’entendez-vous par importante ?
– Tenez… J’ai tout ici… Les papiers… Voyez…
– Fichtre ! Vous n’y êtes pas allée de main morte… C’est énorme…
– Et vous ne pouvez rien pour moi…
– Si… Peut-être… Mais que proposez-vous en contrepartie ?
– En contrepartie ?
– En contrepartie des centaines de milliers de francs qui vous sont nécessaires, oui… Vous n’espérez tout de même pas que je vous en fasse simplement don ?
– Je rembourserai… Je vous rembourserai… Tout… Jusqu’au dernier centime…
– Comment ? Vous n’avez pas de revenus propres…
– Je trouverai des solutions… J’économiserai… Je…
– Vagues promesses dont vous savez parfaitement que vous ne les tiendrez pas… Que vous ne serez pas en mesure de les tenir… Qu’avez-vous d’autre à proposer ?
– Je suis une femme d’honneur, Monsieur… Et vertueuse… Et je ne souffrirai pas que vous insinuiiez…
– Je n’insinue rien du tout, Madame… Je me contente de vous demander quels gages vous avez à m’offrir autres que quelques chimériques engagements…
– Si vous ne m’aidez pas, je suis une femme perdue… Je vous en conjure… Je vous en supplie à genoux… Aidez-moi !
– Je ne demande pas mieux… À condition que, de votre côté, vous y mettiez aussi du vôtre…
– Mais comment ? Que puis-je ? Que voulez-vous ?
– Commencez par me dire à quoi vous avez utilisé au juste cet argent…
– Je ne puis…
– Dans ces conditions, brisons là, Madame… Je ne veux rien avoir à faire, ni de près ni de loin, avec des agissements que je suis en droit de supposer contraires aux intérêts de l’Etat ou, en tout cas, hautement répréhensibles…
– Je vous jure qu’il n’en est rien…
– Pourquoi dès lors vous refuser à révéler à quoi a servi cet argent ?
– Une femme…
– Se prend parfois de passion irrationnelle… Au point de tout sacrifier à celui qu’elle aime… Au point de tout oublier de ce qu’elle se doit à elle-même… De ce qu’elle doit à son mari et à ses enfants… Vous ne dites rien ?
– Que pourrais-je dire ?
– Qu’un jeune bellâtre vous a séduite… Avant de vous abandonner… Et que vous êtes prête à tout pour éviter un scandale qui éclabousserait votre mari, mais qui vous éclabousserait, vous, bien davantage…
– Je suis entre vos mains…
– En effet… Vous vous êtes comportée – convenez-en – de façon tout à fait irresponsable… Particulièrement immature… Et bien immorale… Non ?
– Monsieur…
– Et avouez que ce serait sans doute vous rendre le plus grand des services que de vous punir comme vous le méritez…
– Me punir ? Qu’entendez-vous par là ?
– Ce qu’on entend généralement…
– Vous n’y pensez pas !
– Ah, si ! Et très sérieusement… C’est même la condition sine qua non que je mets à vous rendre le service que vous êtes venue me demander…
– Il ne saurait en être question…
– Je gage que vous ne sauriez tarder à changer d’avis… Et que vous reviendrez très vite à de bien meilleurs sentiments…
– Certainement non… je vous salue, Monsieur…
– Moi aussi, Madame…




38-

– Je vous attendais…
– Épargnez-moi vos sarcasmes, je vous prie…
– Vous voilà donc enfin devenue raisonnable ?
– Finissons-en ! Que faut-il que je fasse ?
– Comme si vous l’ignoriez…
– Dites ! Dites, et pour l’amour du ciel, dépêchons ! Ne faites pas de cette épreuve, déjà si difficilement supportable pour moi, un calvaire…
– À qui la faute s’il vous la faut subir ? Et croyez-vous vraiment être en situation d’imposer vos conditions ?
– Certes non, mais…
– Alors assez palabré… Dénudez-vous ! Totalement… Et en prenant tout votre temps… Rien ne nous presse… Nous avons l’après-midi entière devant nous…

– Parfait ! Vous avez un corps parfait… Tournez-vous ! Et venez ici ! Approchez ! Mettez-vous bien dans la lumière… Tournez encore… Encore… Décidément non, je ne regrette pas de m’être finalement résolu à vous apporter mon aide… J’en suis très largement dédommagé… Restez ainsi… Ne bougez plus…

– De grâce, Monsieur…
– Il vous tarde donc tant d’être punie ?
– Je suis déjà au supplice…
– Vous l’allez être bien davantage… Et sur le champ… Venez ! On va vous installer… Là… En travers de mes genoux… Le plus confortablement possible… Parce que ce sera long… Très long…

– Que faites-vous donc ? Qui vous a autorisée à vous rhabiller ? Laissez de côté, je vous prie, ces voiles importuns…
– N’en avons-nous pas terminé ?
– Certes non… Espériez-vous vous en tirer à si bon compte ? Non… Il me faut parfaire mon œuvre… Laissez-moi voir… Oui… De ce côté quelque rajout de rouge profond… Cela s’impose… Avec une touche de violet ardent… Et même de grenat mystique… Oui… Venez ! Reprenons…

– C’est mieux… Beaucoup mieux… Tenez… Venez voir… Là… Dans la psyché… Que vous en semble ?
– Ne m’imposez pas, s’il vous plaît…
– Oui… Vous avez raison… Ce n’est pas encore tout-à-fait satisfaisant… Quelques petites retouches, de ci de là, seront du plus bel effet… Qu’à cela ne tienne… Nous allons y retourner…

– Savez-vous que vous avez une très jolie voix ? Qui, si vous consentiez à la travailler un tant soit peu, donnerait très vite sa pleine mesure… Aussi bien dans les graves que dans les aigus… Voulez-vous que nous nous en occupions dès à présent ? À moins que vous ne préfériez revenir ? Demain peut-être…
– Faites comme bon vous semble, Monsieur, mais, pour l’amour du ciel, finissons-en ! Une bonne fois pour toutes…

– Vous y avez mis du vôtre… Infiniment… Je vous en sais gré… Et vous n’avez pas manqué de courage… Vous pouvez vous rhabiller… Attendez ! Juste un instant… Que je contemple une dernière fois vos fesses si joliment carminées… Voilà… Oui… Rhabillez-vous… Je garderai pour ma part un excellent souvenir de ces moments que nous venons de passer ensemble… Pas vous ?
– Je souhaite les oublier au plus tôt…
– À moins qu’au contraire vous ne puissiez vous empêcher de les évoquer avec beaucoup de nostalgie…
– Dieu m’en garde !
– Sachez que si tel était le cas – ce qui est on ne peut plus vraisemblable si j’en crois certains mouvements qui vous ont échappé – ma porte vous est grande ouverte et que je ne me ferai qu’un plaisir de vous…
– Adieu, Monsieur…
– Au revoir, Madame… À bientôt...




39-

Dans la lumière crue du projecteur une fille sort de la boîte en courant, d’autres filles – cinq ou six – à ses trousses… Qui la rattrapent sur le parking désert… Qui l’immobilisent contre le capot d’une voiture… Qui l’y renversent…
– Tu vas nous payer ça, salope !
– Oui… On va t’en coller une que je peux te dire que tu vas t’en souvenir un moment…
– Allez ! On déculotte ça…
– Lâchez-moi ! Vous avez pas le droit… Mais lâchez-moi ! Lâchez-moi, j’vous dis…

Elles lui tambourinent le derrière à qui mieux mieux… En se relayant… Deux par deux…
– Allez ! C’est bon… À notre tour… Vous nous la laissez maintenant…
À leur tour… Et puis les autres… Et à nouveau les premières… À grandes claques retentissantes…

– Elles sont parties ?
– Elles sont parties, oui… Allez, viens ! Reste pas là… Tu vas prendre froid…
– Elles sont où mes affaires ? Elles les ont emportées… C’est ça, hein ? Elles les ont emportées pour pas que j’y retourne là-bas dedans… Les garces ! Non, mais quelles garces ! Je suis à poil, moi, maintenant… De quoi j’ai l’air ! Et v’là du monde en plus ! Plein… Ça craint… Non, mais comment ça craint !
– Monte ! C’est ma voiture, là… Allez, monte !

– Le mieux, je suppose, c’est que je te ramène chez toi…
– Ah, non ! Pas chez moi, non… Parce que si mon mec il me voit revenir dans cet état-là des tas de questions il va me poser… Forcément… Et je peux quand même pas lui expliquer…
– Lui expliquer quoi ?
– Qu’il baise comme un pied… Et que, du coup, je suis bien obligée d’aller voir ailleurs…
– Chez tes parents alors ?
– Il me démonte la tête mon père s’il sait que je découche…
– T’as bien une copine qui pourrait…
– Vous les avez vues mes copines…
– Bon, mais on va pas y passer la nuit… Alors tu sais pas ? Je te ramène chez moi… Il y a un clic-clac dans le séjour… Et demain on verra…

– Si vous aviez… Une robe de chambre… Quelque chose… Parce que comme ça…
– Je vais te chercher ça… Et un café… Bien chaud… Ça te fera le plus grand bien…

– Bon… Et si maintenant tu m’expliquais ce qui s’est passé au juste…
– Oh, ben rien ! Enfin… ce que je vous ai dit… Je voulais me trouver un type pour la nuit parce que Phil c’est vraiment pas le top… Il a d’autres qualités, oui, ça c’est sûr, mais de ce côté-là il est vraiment minable…
– Et ?
– Et… ben il y en a un ça a commencé à le faire… C’est pas trop difficile pour une fille quand elle est bien décidée et pas trop mal foutue… Seulement ce que je savais pas – je le jure – c’est qu’il était avec Héline… Elles, elles ont cru que si… Et voilà ! Déchaînées ça les a… Surtout que c’était déjà arrivé… Et qu’elles m’avaient prévenue… Si jamais je recommençais…
– Je vois… En attendant t’es restée sur ta faim…
– C’est bien ça le pire…

J’avance doucement la main… La pose sur son genou… Elle ne la repousse pas…




40-

– Eh ben dis donc ! Quelle nuit ! Mais je m’en doutais… Je m’en doutais que fallait pas se fier aux apparences avec toi… Qu’avec les femmes tu devais savoir y faire…
– Comment ça tu t’en doutais ?
– Ben oui… Oui… Ça faisait un moment que je te zyeutais… Du coin de l’œil… Que je me disais « Celui-là faudra bien que je finisse par en faire un tour… Je sens que je serai pas déçue… »
– Je vois… Et t’as profité des circonstances…
– Oui… Enfin… Tu vas pas être fâché ? Non ? C’est vrai ? Je les ai suscitées plutôt les circonstances…
– Ce qui veut dire, si je te comprends bien, que tu savais que j’étais là, tout près, dans ma voiture, et que t’as fait exprès de te faire mettre une fessée pour que je vienne à ton secours ?
– C’est à peu près ça… C’est très vilain, hein ? Ça en mériterait une autre de fessée… Non ?
– T’es vraiment une drôle de fille…
– Franchement… tu trouves pas que ça mérite ?
– Tu es seule juge…
– Oh, ben alors oui… Oui… Et pas qu’un peu… Vas-y ! Mais vas-y, hein ! Fais pas semblant…

– C’est terrible une deuxième comme ça par-dessus une autre… Ça fait pas du tout les mêmes sensations…
– T’es carrément une spécialiste on dirait…
– J’adore… Et s’il y a un truc dont je pourrais plus me passer maintenant, c’est bien ça… Ah, non alors ! Et puis tu sais pas ce qu’est vraiment génial… Que j’aime par-dessus tout ? C’est me débrouiller pour qu’il y ait des gens, après, qui s’en aperçoivent que j’en ai eu une… C’est trop marrant de voir leurs têtes… Et d’imaginer ce qu’ils doivent penser… Toutes les questions qu’ils doivent se poser…

– Là… Ce sera bon là… Faut pas qu’il y ait trop de monde non plus… Mais tu regardes bien les réactions, hein ! Tu me promets ? Que tu puisses me raconter après…
Elle prend tout son temps… Deux pantalons… Trois… La cabine d’essayage… Dont elle tire consciencieusement le rideau… Des gens vont… Viennent… S’approchent… S’éloignent…
La petite toux convenue… J’écarte résolument le rideau… Elle est de dos… Légèrement penchée en avant… Une jambe en l’air… En train de sortir du pantalon… Le petit string blanc ne laisse rien ignorer de l’état de son derrière…
Une femme a vu… Qui chuchote à l’oreille d’une autre… Elles regardent, avec amusement, dans la direction de la cabine… Échangent encore quelques mots… Rient franchement…

Encore la petite toux… Un jeune homme cette fois… Qui en reste bouche bée… Les yeux écarquillés…Qui s’enfuit en rougissant…

– Et c’est tout ? Il y a des fois où c’est quand même nettement mieux… On recommencera… Ailleurs… Et puis tu sais pas ce qu’on fera ? Faudra qu’un jour tu m’en donnes une dehors… À un endroit où il y aura des gens qui pourront voir… Pas trop loin… Mais pas trop près non plus… Bon… Mais tu t’occupes un peu de moi ?


EPILOGUE

– Tu sais pas ce que j’ai rêvé, là ? Eh bien que mon histoire – la fessée sur le parking, nous deux, tout ça – on la voyait racontée quelque part… Que tout le monde pouvait la lire… Sur des écrans… Au milieu de tout un tas d’autres histoires de fessées… C’était plus tard… Bien plus tard que maintenant… Dans vingt ans… Trente ans… Quelque chose comme ça… En tout cas au XXIème siècle… C’est quand même vachement bizarre comme rêve, non ? Comment t’expliques ça, toi ?

FIN

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