DECOUVERTE
21 Février
Je suis furieuse, mais alors là furieuse
d’une force ! Parce que… tout à l’heure je passe chercher du papier, pour
mon imprimante, dans le bureau de Bertrand, le mec de ma mère ( j’arrive
toujours pas à dire mon beau-père… et de toute façon ils sont pas mariés). Son
ordi est allumé. Et réclame obstinément le mot de passe. Par jeu, j’essaie sa
date de naissance… celle de ma mère… le nom de son ancien lycée… celui de notre
rue… le numéro d’immatriculation de sa voiture… et, pour finir, le numéro de la
mienne. Et là, non, mais j’y crois pas, ça s’ouvre. Bon. C’est pas ce que j’ai
fait de mieux, je sais. Mais c’était trop tentant. Au-dessus de mes forces.
J’ai pas pu résister. Et j’ai fouiné. Rien de bien intéressant en fait. Des
factures. Des notes pour son boulot. Des lettres. J’allais m’en aller quand…
une intuition… Et s’il y avait des dossiers cachés ? J’ai jeté un œil… Il
y avait… Des centaines de videos. Si c’est pas des milliers. Dans un dossier
intitulé « ELLE » Qui c’était cette « ELLE » ? J’en ai
ouvert une… Vite fait… Deux… Trois… Dix… Eh bien cette « ELLE » c’est
moi ! Oui, moi… Moi en train de lire dans un transat dehors… D’écosser les
petits pois dans la cuisine… De regarder la télé au salon… De monter dans ma
voiture. D’en descendre. Moi ! Moi ! Moi ! Dans tout un tas
d’occupations sans le moindre intérêt. C’est quoi ce délire ? Il est
amoureux de moi, c’est ça, à me tirer le portrait comme ça à tout bout de
champ ? Un type de son âge ! S’enticher d’une gamine de 22 ans, mais
ça tient pas debout ! N’empêche… n’empêche que je ne vois pas, pour le
moment, d’autre explication. Et que ça me fait chier. Ca me fait vraiment
chier. Non pas qu’il soit amoureux de moi, non, ça j’en ai rien à battre. Mais
de pas pouvoir faire un pas dans la maison ou dans le jardin sans être aussitôt
fliquée. Oh, mais ça va y avoir explication ! Et pas plus tard que tout à
l’heure. À table. Pas question de laisser passer un truc pareil, ah non,
alors !...
21 heures
Il n’y a pas eu explication. À cause de
ma mère. Déjà qu’ils s’entendent pas terrible en ce moment tous les deux. Alors
si en plus je soulève ce lièvre-là ! Je tiens pas du tout à être la cause
de quoi que ce soit. Et qu’elle me le reproche jusqu’à la fin de mes jours. Ou
des siens. D’autant que, telle que je la connais, ça va forcément être de ma
faute. Avec ma soi-disant manie de faire du charme à tous les mâles qui passent
à ma portée. Non. Faut impérativement la laisser en-dehors de tout ça, c’est
clair…
Et, du coup, le problème reste entier.
Quoi faire ? Lui en parler à lui en tête à tête ? Lui demander
d’arrêter ? Qu’est-ce qui me dit qu’il le fera ? Il me jurera ses
grands dieux que oui. Évidemment. Et il continuera. Il virera tout de son
ordinateur et il s’y prendra autrement. En se débrouillant pour que je puisse
plus m’apercevoir de rien. Et puis lui en parler, ce serait partager ce secret
avec lui. Me faire d’une certaine façon sa complice. Ce serait ouvrir la porte
à des sollicitations amoureuses qui me sont pour le moment épargnées.
Non. Le mieux, pour le moment, c’est de
ne rien dire. À personne. Quoi qu’il doive m’en coûter. Ne rien dire et
attendre. Attendre le moment où j’aurai toutes les cartes en mains pour frapper
un grand coup. Il perd rien pour attendre…
22 Février
Sur la première vidéo, je suis en train
de débarrasser la table, dehors, sous la tonnelle. C’est pris de la
fenêtre de sa chambre, là-haut, et c’est
le tout premier jour. C’est le tout premier jour, j’en suis sûre, parce qu’il y
a ma guitare – le cadeau de ma mère pour mes vingt ans – appuyée contre le
saule pleureur. Elle avait saisi l’occasion de mon anniversaire
pour faire les présentations. « - Ecoute, Manon… J’ai rencontré
quelqu’un. Ca fait quelques mois. Et c’est devenu sérieux tous les deux. Très
sérieux. Il veut te connaître. Alors je compte sur toi : tâche de lui
faire bonne impression.» J’avais fait bonne impression. La preuve : le
dessert à peine avalé, il s’était précipité pour me filmer…
Un mois plus tard on s’installait toutes
les deux chez lui. Alors du coup qu’est-ce qu’on voit sur la video
suivante ? Evidemment Manon en train de décharger la fourgonnette. Manon
en inlassables va-et-vient de la grille au perron et du perron à la grille.
Pendant… pas loin d’une demi-heure. Quel intérêt ? Non, mais quel intérêt ?
Après… Ben c’est moi. Toujours moi. Que
moi. En long, en large, en travers. En robe, en pantalon, en short… En rouge,
en blanc, en bleu, en jaune, en noir… Moi ! Sous tous les angles. Sous
toutes les coutures. Moi en train de regarder la télé. De prendre mon petit
déjeuner. De vider le lave-vaisselle. Moi à en avoir le tournis. Moi à en avoir
la nausée…
23 heures
Non. Non. Je n’arrive pas à saisir la
logique de cette obstination à « fixer » le moindre de mes faits et
gestes. Il est amoureux ? N’importe quel amoureux, à moins d’être un saint
ou un héros, se serait débrouillé, avec les moyens qu’il a à sa disposition,
pour « s’emparer de moi » dans ma chambre ou dans la salle de bains.
Pour autant que je puisse en juger ( je n’ai vu qu’une infime partie de sa
« collection » ) ce n’est pas le cas. Il y a quelque chose qui
cloche, là. Qui cloche d’autant plus que v’là un type qui ne me connaît ni
d’Eve ni d’Adam ! Qui ne m’a jamais vue ! Et qui a son matériel fin
prêt le jour où je me pointe pour la première fois chez lui. Qui n’a rien de
plus pressé que de m’en faire – si on peut dire – profiter. Parce qu’il serait
amoureux ? Amoureux juste pour avoir entendu parler de moi par ma mère et
avoir – peut-être – entrevu deux ou trois photos ? Ca colle pas. Ca tient
pas debout. Il y a sûrement une autre explication. Oui, mais laquelle ?
J’en verrais bien une. Qui vaut ce
qu’elle vaut. Parce que c’est quoi sa vie ? Waterloo morne plaine. Il aligne
des chiffres à longueur de journée. Il établit des bilans. Trente-cinq heures
par semaine. Arrive le week end. Il le traîne en longueur, désoeuvré, en
attendant le lundi. Il s’emmerde. Sa vie l’emmerde. Sa vie est vide. Y déboule
ma mère. Bon. Ca va peut-être changer. Ca change, oui. Il s’ennuie plus tout
seul. Ils s’ennuient à deux. Elle manœuvre pour venir s’installer chez lui. Il
a rien contre. Il a rien pour non plus. Il s’en fout. Il laisse faire. Elle
parle d’amener sa fille. Pourquoi pas ? Et l’idée l’attrape. D’un coup,
comme ça, un beau matin. Il va la filmer sa fille. La
« collectionner » en vidéo. Comme il collectionnerait n’importe quoi
d’autre. Les timbres-poste ou les mouches drosophiles. Juste pour qu’il y ait
enfin autre chose dans son existence que ce qui s’y trouve. Avec, en prime, le
risque d’être un jour ou l’autre découvert. C’est la montée d’adrénaline
assurée...
28 Février
De l’examen minutieux – et orienté –
auquel je viens de me livrer, sur son ordi,
de près de… 300 vidéos il ressort clairement que dans les premiers temps
– disons les deux ou trois premiers mois – il était systématiquement derrière
la camera. Il l’est parfois encore. Notamment quand il me filme dans le jardin
ou dans la cour. Mais son système de surveillance s’est, au fil du temps,
singulièrement sophistiqué. Il a installé trois caméras fixes. Deux dans le
séjour braquées, l’une sur le canapé qui fait face à la télé et l’autre sur la
table, sur MA place à table. Et une autre, dans la cuisine, cible l’emplacement
où je déjeune le matin et où j’épluche parfois les légumes. C’est apparemment
tout. C’est déjà pas mal.
Il semble, pour autant que je puisse en
juger, qu’elles soient programmées pour se mettre en route à des heures bien
précises, celles où il y a toutes les chances que je sois devant. Ca représente
des heures et des heures de prises de vue. Est-ce qu’il regarde tout ça ?
Ca semble matériellement impossible. Et pourtant il le fait. La preuve, c’est
que sur aucune des videos – absolument aucune – ma mère n’apparaît. Ne fût-ce
que furtivement. Or, elle passe au moins autant de temps que moi devant la
télé. Et on s’y trouve assez souvent ensemble. Il faut donc qu’il la gomme
systématiquement. Pourquoi cette volonté obstinée de la supprimer ? Que ce
soit moi qu’il « collectionne », ça, j’avais compris. Mais pourquoi
faut-il ABSOLUMENT qu’il n’y ait QUE moi sur ces videos ? Est-ce qu’il
faut revenir à l’idée qu’il serait amoureux de moi ? Et exclusivement de
moi ? C’est bien compliqué tout ça. Il est vraiment très compliqué…
21 heures 30
- Pourquoi t’as choisi de faire comptable
comme métier ?
On avait fini de dîner. Ma mère venait
de monter. Et lui de se rasseoir après être allé se chercher une bière.
- Pourquoi tu me poses cette
question ?
- Je me demande comment on décide de
faire un métier pareil…
- On le décide pas. Ca se trouve comme
ça. Parce qu’il faut bien finir par faire quelque chose. À défaut de pouvoir
faire ce qu’on aurait aimé faire…
- Et c’était quoi que t’aurais aimé
faire ?
- Je jouais du violon. J’ai même fait un
an de Conservatoire.
- Jamais t’en avais parlé…
- L’occasion ne s’est pas présentée.
- Pourquoi t’as arrêté ?
- Pour espérer en vivre il faut être
parmi les tout premiers. Et il y en avait de bien meilleurs que moi.
- Je vois… Et t’en joues plus du
tout ?
- Si ! Quelquefois… Quand je suis
seul…
- Ben pourquoi ? Ce serait bien de
t’écouter.
- Ca horripile ta mère. Elle prétend
qu’on dirait des miaulements de chat… Que c’est insupportable… Que ça lui porte
sur le système…
- Oui, oh, elle, de toute façon !
La musique ça lui est toujours passé largement au-dessus de la tête. N’importe
quelle musique. Tu m’en joueras à moi ? J’aimerais bien…
Il n’a pas répondu. Mais je ne regrette
pas cette conversation. Je comprends un peu mieux. Non. Beaucoup mieux. J’étais
sur la bonne voie. Sa vie n’est pas celle qu’il avait souhaitée. Oh, mais je
vais lui en poser maintenant des questions. Plein de questions. Sur toutes
sortes de sujets. Si je veux y voir clair, c’est la seule solution…
1er Mars
Je me demandais pourquoi deux horloges
au salon. Eh bien maintenant je sais ! C’est dedans que sont dissimulées
les caméras. Je ne suis pas allée coller mon nez dessus, non – il se serait
forcément aperçu que je les ai détectées et, pour le moment, je ne veux
pas – mais l’angle de prise de vue ne
laisse subsister absolument aucun doute.
Dans la cuisine c’est sur la petite
étagère rouge qu’elle se trouve. Très vraisemblablement dans l’un des petits
flacons d’épices. L’un de ceux, sans doute, dont on ne se sert jamais. Je n’ai
pas cherché à déterminer lequel. Quelle importance ?
18 heures
J’avais l’intention de passer
l’après-midi sur son ordi. À perdre mon temps en fait. Parce que à quoi ça peut
bien m’avancer maintenant de me regarder – le plus souvent en accéléré – en
train de paresser devant la télé, de manger ou de ne rien faire. À quoi ça
rime ? Je connais le programme. Et je sais bien qu’il ne va rien surgir
d’inattendu, d’invraisemblable ou d’exceptionnel. Alors pourquoi je fais
ça ? Si seulement je le savais ! Pour voir TOUT ce qu’il a vu ?
TOUT ce qu’il voit de moi ? Pour me réapproprier ce qui m’est volé et qui
n’aurait jamais dû l’être ? Peut-être. Mais il y a autre chose. Sûrement.
Une autre raison. Qui, pour le moment, m’échappe complètement…
Ce qu’il y a de sûr en tout cas, c’est
que je n’y ai pas - comme j’en avais l’intention – passé l’après-midi. Ma mère
en a décidé autrement. Elle voulait me parler et avait pris des heures, à son
boulot, pour ça. Me parler de quoi ? J’ai supposé un instant qu’elle
avait, elle aussi, découvert le pot-aux-roses et qu’elle voulait s’en
entretenir avec moi. Mais non ! Elle voulait jérémier. Ca, elle sait très
bien faire. C’est même ce qu’elle fait le mieux. Il FAUT qu’elle soit la plus
malheureuse des femmes. Il n’y a que comme ça qu’elle se sent vraiment exister.
Et donc j’ai eu droit au couplet habituel. « - Je me demande si je me suis
pas fourvoyée finalement avec Bertrand. Parce que t’as vu, non, mais t’as vu
comment il se comporte avec moi ? » Ce que je vois surtout, c’est
comment elle se comporte avec lui. « - Il passe sa vie dans son
bureau. » Et pour cause ! Elle se plaint sans arrêt. Elle l’assomme
de reproches. N’importe qui, à sa place, ferait la même chose. Ou l’aurait
foutue depuis longtemps dehors avec armes et bagages. « - Tu crois que
c’est drôle, toi, de vivre comme ça, au quotidien, avec quelqu’un qui desserre
pas les dents ? » Forcément. Il suffit qu’il ouvre la bouche pour
qu’elle le contredise. « - Je suis quand même en droit d’attendre autre
chose d’un homme, non ? » Jamais elle ne se demande ce que lui il
peut bien attendre d’une femme. « - Ce qu’il faudrait que je fasse… Je
vais finir par le faire d’ailleurs. C’est maintenant qu’il faut que je le
fasse. Tant que je suis encore relativement jeune. Parce qu’après… Oui… Je vais le faire… Et sans tarder. Faudra
pas qu’il s’étonne. Ni qu’il vienne pleurer. Parce qu’à force de pousser le
bouchon… Je suis patiente, mais quand même… Oui… Attends-toi à ce que d’un
moment à l’autre on redéménage toutes les deux. » On redéménagera pas. De
temps en temps, comme ça, il faut qu’elle joue à se faire croire qu’elle va
partir. Commencer une nouvelle vie. Rencontrer un VRAI prince charmant. Elle ne
le fera pas. Elle a bien trop peur de se retrouver toute seule. Non. Maintenant
qu’elle s’est bien défoulée les choses vont reprendre leur cours
« normal ». Elle va lui rendre la vie impossible. Lui reprocher tout
et le contraire de tout. Lui trouver tous les défauts du monde. Jusqu’à ce que
ce soit lui qui peut-être un jour finisse par en avoir par-dessus la tête...
3 Mars
- Tiens, une revenante !
Faut reconnaître que ça faisait un
moment. Trois mois ? Quatre mois ?
- Oh, je sais pas… On s’en fiche de
toute manière.
Et il m’a prise dans ses bras.
Ce qu’il y a de bien avec lui, c’est
qu’il y a rien à expliquer. Rien à justifier. Jamais. J’ai envie de faire
l’amour ? Hou, hou, Kevin, s’il te plaît… Et on fait l’amour. Bien. Parce
qu’il n’y a pas d’arrière-pensées. Ni chez l’un ni chez l’autre. Ca libère.
C’est reposant un type comme lui. Et c’est rare. Parce que le plus souvent les
mecs une fille qui veut juste coucher ils refusent pas, ça c’est sûr, ils
sautent sur l’occasion, mais en même temps, en arrière-fond, ils ont les vieux
schémas qui s’agitent. Ils le disent pas bien sûr, ils prétendent même le
contraire, mais ça se sent, au détour d’une expression, d’un regard, ça
transpire d’eux de partout : ils te considèrent comme une moins que rien.
Pas lui. Pour lui une femme qu’a envie de sexe – qu’a besoin de sexe – c’est
aussi naturel qu’une femme qu’a besoin d’air ou d’eau. Du coup c’est souvent –
presque toujours – à lui que je reviens quand je n’ai pas de petit ami attitré.
Ce qui est le plus souvent le cas. On ne se contente d’ailleurs pas de se
donner du plaisir. Mais on se fait mutuellement nos confidences. Depuis le
temps qu’on se connaît ! S’il y a quelqu’un qui sait à peu près tout de
moi, pour qui je n’ai jamais eu vraiment de secret, c’est lui…
Et pourtant je n’ai pas pu lui dire tout
à l’heure pour Bertrand et les vidéos. J’étais dans ses bras. Après… Bien. Détendue.
Quatre fois… Cinq fois j’ai failli lui lâcher le morceau. Chaque fois, au
dernier moment, quelque chose m’a retenue. Je ne sais pas quoi. Ni pourquoi. Il
aurait très certainement été d’excellent conseil. Ce n’est sans doute que
partie remise…
22 heures
Comme prévu. Comme prévu c’est la
pantomine. Elle l’a pas lâché de tout le repas. Pour des conneries. Son gant de
toilette qu’est pas accroché où il faudrait dans la salle de bains. La porte du
garage qui grince le matin quand il part. La dosette de café usagée qu’est
restée dans la machine. Et tout à l’avenant. Il dit rien. Il répond pas.
Jamais. C’est sûrement la meilleure solution. Sauf que elle ça l’exaspère. Et
que du coup elle en rajoute une couche.
Je me demande comment il fait. Parce qu’il y a pas un homme sur dix qui
supporterait le quart de ce qu’il supporte. C’est par amour ? J’y crois
pas une seule seconde. Qu’il éprouve de l’affection pour elle. Sûrement. Une
certaine forme de tendresse. Peut-être. Mais c’est tout. Rien de plus. Ca fait
deux ans que je vis au quotidien avec eux et on ne me fera jamais croire qu’il
l’aime.
Pourquoi il reste avec elle alors ?
Pour le cul ? Tu parles ! Au début, oui, de temps en temps je les
entendais à côté, mais ça fait maintenant belle lurette qu’il y a plus rien à
entendre. Ou plutôt si. Je l’entends elle. « - Fiche-moi la paix,
écoute ! Je suis fatiguée. » Ou bien : « Mais c’est pas
possible ! Vous pensez qu’à ça, vous, les hommes ! »
Même ça il y a pas droit.
Et il reste avec elle. Jamais il ne manifeste
le moindre agacement. La moindre lassitude. Jamais je ne l’ai entendu envisager
de « mettre un terme » Est-ce que c’est pour ça qu’elle se montre
aussi odieuse avec lui ? Parce qu’elle sait qu’elle PEUT ? À moins
qu’elle cherche jusqu’où elle peut aller trop loin ? Jusqu’où
d’ailleurs ? Jusqu’où elle veut. C’est l’impression que ça donne. Je ne le
comprends pas ce type. J’ai vraiment beaucoup de mal à le comprendre.
4 Mars
De la musique qui s’insinue dans mon
sommeil. Quelque chose d’infiniment doux. De céleste. Un violon. Je me suis
redressée. J’ai écouté. Ça a pris de l’ampleur. Ça s’est envolé. Apaisé. Fait
plus lent. Plus feutré. Je me suis levée. J’ai ouvert la porte de ma chambre.
Il était derrière. Il m’a souri. Je lui ai rendu son sourire et je suis
retournée m’asseoir sur mon lit. Sans s’interrompre il s’est avancé. Tout près.
Et il a joué pour moi. Que pour moi. Longtemps…
Quand il s’est enfin arrêté je l’ai
applaudi à tout rompre.
- Merci…
Et il a fondu en larmes.
- Excuse-moi ! Mais il y avait si
longtemps…
- C’est beau… C’est magnifique…
- Tu trouves ?
- Et comment que je trouve… Jamais
t’aurais dû arrêter… Jamais…
- Comme je t’ai dit…
- Il doit bien exister des orchestres où
tu jouerais pour ton plaisir… Juste pour ton plaisir… Et pour celui des gens
qui t’écouteraient…
- Bien sûr que ça existe… Mais ça me
ferait trop de mal… Bien trop de mal…
- Et de jouer pour moi ?
- C’est pas pareil…
- Tu le feras encore alors ?
- Bien sûr ! Mais en attendant faut
que j’aille travailler…
Et c’est là que j’ai réalisé qu’il avait
dû prendre une partie de sa matinée pour ça. Pour jouer. Parce que ma mère l’en
empêche. Mais comment peut-on priver quelqu’un de quelque chose d’aussi
important pour lui ? C’est de la méchanceté pure. Gratuite. Et comment
peut-on accepter de s’en laisser priver ainsi sans réagir ? Quand c’est
autant tissé à soi… Aussi essentiel… D’autant qu’il est chez lui et que… Non.
Ce que je vais finir par me demander à force, c’est si ma mère n’a pas barre
sur lui d’une façon ou d’une autre. Si elle ne sait pas sur son compte des
choses dont il a tout intérêt à ce qu’elles ne soient pas dévoilées. Comment
expliquer autrement qu’il en passe aussi facilement – et aussi servilement –
par tout ce qu’elle lui impose ?
22 heures 30
En attendant il va bien falloir que je
trouve une solution. Je ne vais pas me laisser filmer indéfiniment comme ça à
longueur de journée. Faut qu’il arrête. Le plus simple, évidemment, ce serait
de le lui demander. Tout simplement. De lui dire que s’il ne met pas
immédiatement fin à son petit manège je mets ma mère au courant et je porte
plainte. Oui, mais… Mais quoi ? Mais si son seul plaisir dans la vie, si
la seule chose qui lui permette de tenir le coup, c’est de me tirer le portrait
en long, en large et en travers pourquoi l’en priver après tout ? Je vais
pas faire comme ma mère. D’autant que… il fait pas bien de mal… Et qu’est-ce
que j’en ai à foutre finalement qu’il entasse des vidéos de moi sur son ordi si
elles se contentent d’y rester… Et apparemment c’est le cas.
Et puis… et puis il faut bien que je
finisse par l’admettre ça a un petit côté qui me déplaît pas tout ça… Ben oui…
Si ! Pas d’être filmée en continu, non… Mais cet espèce de jeu du chat et
de la souris. Parce que qui c’est qui tire les ficelles en réalité ? Il
est persuadé que c’est lui. Eh bien non ! Non… C’est moi… Parce que je
sais. Et qu’il ne sait pas que je sais. Qu’il est persuadé du contraire. Il
croit me posséder ? C’est moi qui le possède… C’est une situation – il
faut bien le dire – enivrante. Et qui me met toutes les cartes en mains. Son
petit jeu j’y mettrai fin, oui… Quand je voudrai… Comme et quand je l’aurai
décidé…
7 Mars
J’ai honte ! Non, mais comment j’ai
honte ! Ma seule excuse, c’est que je ne me suis pas rendu compte. Du
moins pas tout de suite. Du moins pas complètement. Ça paraît invraisemblable,
je sais… Et pourtant c’est comme ça… Bon, mais que je raconte !
En début d’après-midi mon portable
sonne.
- Manon ? C’est moi, Kevin !
J’avais un truc à faire dans ton quartier. Je suis en bas de chez toi. Je peux
monter ?
Évidemment qu’il pouvait ! C’te
question !
- Salut !
- Oh, là ! Ça va pas, toi !
Qu’est-ce qui se passe ?
Il était au bord des larmes.
- J’ai complètement foiré mes partiels.
Je passerai pas en seconde année, c’est sûr… Et comme je redouble déjà…
- Il y a pas mort d’homme…
- Non, bien sûr, mais… je vais faire
quoi maintenant ? N’importe quoi… Qu’est-ce ça peut foutre ? De toute
façon tout ce que j’entreprends ça tourne au désastre… Je suis un raté… Ça doit
être ça ma vocation : raté…
Je l’ai entraîné vers le canapé devant
la télé. Sur le moment j’étais à cent mille lieues de toute cette histoire de
caméra. La seule chose que j’avais en tête, c’était de trouver les mots qui
allaient me permettre de lui remonter le moral…
J’y suis en partie parvenue… Il s’est
blotti contre moi, apaisé. M’a doucement caressé la joue, les lèvres, les
seins… J’étais bien. Lui aussi. Et on a eu envie. Sur le moment je n’y ai pas
pensé, je le jure ! Et quand j’ai réalisé on était tellement bien partis
tous les deux que pour s’arrêter… Et puis j’allais lui raconter quoi à Kevin
pour expliquer ? De toute façon – c’est ce que je me suis dit – de toute
façon j’aurais largement le temps d’aller nous effacer avant qu’il rentre. Et
je me suis abandonnée…
La première chose que j’ai faite,
évidemment, quand il a été parti, ça a été de me précipiter sur son ordi. Sauf
que c’était pas dans le dossier. Ça ne s’y met manifestement pas directement.
Ça passe d’abord par ailleurs. Mais par où ? Ah, j’ai cherché… Pour
chercher j’ai cherché… Je n’ai pas trouvé… Et j’ai finalement dû battre en
retraite. Il allait rentrer… Et s’il me trouvait là…
21 heures 30
Il est dans son bureau. En train de
passer en revue sûrement la moisson de la journée. Ah, j’ai bonne mine,
moi ! Non, mais de quoi j’ai l’air ! Heureusement qu’il sait pas que
je suis au courant de tout. Non, mais pour quoi je passerais ! D’un autre
côté il devait bien se douter qu’un jour ou l’autre ça finirait par arriver…
Non… Non, c’est idiot ce que je dis là. J’ai ma chambre pour ça. Et ma chambre,
elle, elle n’est pas surveillée. Non, mais qu’est-ce qu’il doit être en train
de penser de moi, là, maintenant ! J’ose même pas imaginer. Oh, et puis
zut ! Zut ! Un couple qui s’envoie en l’air au jour d’aujourd’hui
c’est quand même pas si extraordinaire que ça… Il y en a des milliers sur
Internet… C’est devenu d’un banal ! Et puis n’importe comment j’ai pas à
me sentir coupable de quoi que ce soit. Manquerait plus que ça ! Personne
lui a demandé de placer des caméras dans le séjour. Il n’a qu’à s’en prendre
qu’à lui-même si ça lui convient pas et je vois vraiment pas pourquoi je
devrais m’arrêter de vivre, surveiller le moindre de mes faits et gestes sous
prétexte qu’il lui est passé je ne sais trop quel yayade par la tête…
8 Mars
J’y suis retournée ce matin. Vite fait.
En espérant. Que ça n’y serait pas. Que la caméra avait beugué. Ou qu’il nous
avait effacés. Exprès ou pas. N’importe quoi pourvu que… Mais non !
Non ! Malheureusement ça y était. Et… quel spectacle ! Non, mais quel
spectacle je lui ai, sans le vouloir, offert là avec Kevin ! J’ai dû m’y
reprendre à cinq fois pour pouvoir nous regarder jusqu’au bout. Déchaînée je
suis là-dessus. Complètement déchaînée. Et il a vu ça ! Ah, je peux être
fière de moi !
Mon premier réflexe a été de supprimer.
D’instinct. Ce que j’ai fait. Mais je me suis presque aussitôt ravisée. Et j’ai
récupéré. Dans la corbeille. Parce que la disparition de cette vidéo il allait
se l’expliquer comment ? Une fausse manœuvre, par inadvertance, de sa
part ? Oui. Peut-être. Mais c’est tiré par les cheveux. Non. Comment ne
pas soupçonner – au moins soupçonner – dans un cas pareil une intervention
extérieure ? En l’occurrence la mienne. Parce que ma mère ignore tout de
la façon dont fonctionne un ordinateur. Et je ne veux pas. Je ne veux pas qu’il
sache que je sais. Qu’il puisse seulement le supposer. Encore moins maintenant
qu’avant. Parce qu’il irait forcément s’imaginer que c’était délibéré. Que j’ai
sciemment attiré Kevin sur le canapé du salon au lieu de l’entraîner
logiquement dans ma chambre. Exprès. Pour qu’il assiste à ça… Et rien que d’y
penser…
Ce qu’il va falloir en tout cas, c’est
que je découvre comment il procède. Par où transitent les vidéos avant qu’il
les fasse basculer dans ses dossiers cachés. Pour que je puisse intervenir en
amont. Non pas que je compte recommencer à m’ébattre – je suis vaccinée – avec
Kevin sur le canapé du salon, mais parce qu’il peut se produire n’importe quoi
d’imprévisible… De ces choses dont on n’a vraiment pas envie que qui que ce
soit les voie…
23 heures 45
J’appréhendais… Non, mais comment
j’appréhendais ! Parce que je l’avais pas revu depuis que lui a vu, hier
soir, ce qu’il n’aurait jamais dû voir… Eh bien il était exactement le même que
d’habitude avec moi… Comme si de rien n’était ! Exactement comme si de
rien n’était… Bon, mais je m’attendais à quoi aussi ? À ce qu’il évite mon
regard, rouge de confusion ? À ce qu’il me jette des coups d’œil
douloureusement réprobateurs ? Ou au contraire résolument
égrillards ? Ridicule… Complètement ridicule…Il est censé n’avoir rien vu.
Ne rien savoir. Tout comme moi… On ne sait rien. Ni l’un ni l’autre…
À la fin du repas il est allé s’enfermer
dans son bureau dont il n’est ressorti, une bonne heure plus tard, que pour
aller rejoindre ma mère dans la chambre. Un soupir. Un grognement. Un autre…
« - Oh, fous-moi la paix, écoute ! » Le silence. Troué, quelques
instants plus tard, d’un… « - T’as compris ce que je t’ai dit ? Ah,
quand ça te tient ça te tient, toi, hein ! » À nouveau le silence. Et
puis l’explosion… « Oh, mais merde ! Merde à la fin ! Si tu
peux pas t’en passer, va regarder un porno, va te branler, mais
lâche-moi ! T’as compris ? Lâche-moi ! »
La porte a claqué.
Puis celle de son bureau. Dont il n’est
pas depuis sorti. Il fait quoi là-dedans ? Ce n’est pas bien compliqué à
imaginer : il suit les conseils qu’elle lui a prodigués tout à l’heure
avec tant d’à propos et de délicatesse. En regardant quoi ? Je préfère ne
pas essayer de répondre à cette question…
9 Mars
Encore un réveil en violon tout à
l’heure. Quelque chose de plus violent que l’autre jour. Ou plutôt pas violent,
non. Passionné. Quelque chose de très beau. Sur quoi j’étais parfaitement incapable
de mettre un nom. Parce que je suis une vraie buse en musique. Et mis à part
l’adagio d’Albinoni, je ne connais rien, mais ce qui s’appelle rien ! Ça
m’émeut pourtant… Ça me remue à l’intérieur… Ça me bouleverse… Mais je n’ai
jamais cherché à approfondir… À savoir… J’ignore pourquoi… C’est comme ça…
Il n’est pas entré dans ma chambre.
C’est moi qui suis sortie… L’écouter… Le regarder jouer… Il s’est aussitôt
arrêté… « - Oh, non, non, continue ! Continue ! » Ce qu’il
a fait… Longtemps… Chaque fois qu’il relevait son archet, qu’il faisait mine de
s’interrompre je lui faisais signe : Encore ! Encore ! jusqu’à
ce que…
- Tu sais l’heure qu’il est ? Pas
loin de midi…
- Hein ?! Mais j’ai pas vu le temps
passer…
- Ah, ça, moi non plus ! Ça me fait
un bien de rejouer, mais un bien, tu peux pas savoir !
- Ben faut pas t’en priver alors !
C’est idiot…
- Je sais, oui ! Mais ça va
changer… Oui, ça va changer…
14 heures
Aussitôt après son départ je suis allée
sur son ordi revoir – pourquoi m’en cacher ? – la vidéo où je suis avec
Kevin. Que je n’ai pas regardée, mais alors là pas du tout, avec les mêmes yeux
qu’hier. Parce que je savais – faut pas être idiote non plus ! – qu’il
s’en est « servi » ? Peut-être. Sûrement. Il y a forcément de
ça. Est-ce que je lui en veux ? Un peu quand même. Et puis en même temps
pas du tout. Parce que faut bien reconnaître : v’là un type qu’est
complètement privé. Sevré de sexe. Depuis des semaines, voire des mois. Et moi
je lui offre, sans vraiment le faire exprès, le spectacle d’une partie de
jambes en l’air débridée sur le canapé du séjour. Une aubaine pour lui. Une
bénédiction. Faudrait qu’il soit héroïque pour ne pas en profiter ! De
toute façon j’avais qu’à faire attention. Je savais. Même si je suis censée pas
savoir je savais. J’avais qu’à y penser. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même…
Et puis – je l’écris ? j’ose
l’écrire ? – eh bien je me dis qu’au fond c’est un peu ma façon de le
remercier, en secret, pour tout le plaisir qu’il me procure avec son violon.
C’est mon cadeau à moi. En échange du sien. Voilà… Mon cadeau… Et si ?
Non, arrête, t’es complètement folle ! En tout cas ce serait possible,
hein ! Parce que Kevin le mercredi après-midi… Arrête, j’te dis ! Tu
vas pas faire ça ?! Ce serait délibéré cette fois… Volontaire… Et… Et
quoi ? Tu vas continuer longtemps à faire ton hypocrite… À te faire croire
que… Sois honnête ! Est-ce que ça te flatte pas – au moins un peu – est-ce
que ça te flatte pas que ce soit en te regardant, toi, avec Kevin qu’il ait eu envie
hier soir alors qu’il y a tant de films sur Internet avec des actrices mille
fois plus belles et plus séduisantes que toi ?
Oui, mais enfin faut avouer que t’es
quand même trop, toi, dans ton genre ! Parce que qu’est-ce que t’en
sais !? Tu y étais ? T’étais avec lui ? Eh ben alors ! Si
ça tombe il y a même pas pensé à ta vidéo. Il s’est jeté sur autre chose. Oui,
mais non, mais j’y crois pas. Je suis sûre. Sûre et certaine que c’est nous
qu’il a regardés. Je le sais. Je le sens. Bon, alors qu’est-ce que je fais ?
Je l’appelle Kevin ? Je lui dis de venir ? Non. Non, je peux pas
faire ça. Ça craint quand même…
15 heures
Je l’ai appelé. Son portable était
éteint.
11 Mars
Il y a du nouveau ! Il a installé
une caméra dans la salle de bains. Enfin non ! Pas une. Deux. La première
est braquée sur la baignoire et l’autre sur la glace au-dessus du lavabo. Les
trois quarts d’heure que j’ai passés hier matin à me doucher, à m’extirper deux
ou trois poils du menton et à me maquiller ont été intégralement filmés et
placés dans un sous-dossier qu’il a intitulé : « ELLE INTIME »…
Bon, mais à qui la faute ?
Hein ? À qui ? Parce que jusque là, en deux ans, il n’en avait pas eu
l’idée ou, du moins, s’il l’avait eue, il ne l’avait pas mise à exécution.
Quelque chose le retenait. Seulement… seulement il y a eu le petit épisode avec
Kevin sur le canapé. Qui l’a mis en appétit. Qui lui a donné envie de me voir
plus. Plus souvent. Et complètement. Il a pas pu s’empêcher. Comment lui en
vouloir ? C’était à moi de faire attention. De ne pas me donner comme ça
en spectacle. Rien ne serait arrivé. Il aurait continué comme avant. À me
regarder manger. Ou glander…
Et maintenant je fais quoi ? Parce
que ça change de registre, là, quand même ! Qu’est-ce qu’elles feraient à
ma place les autres dans la même situation ? Elodie… Séverine… Aurore…
Elles réagiraient. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Elles réagiraient. Elles
monteraient sur leurs grands chevaux. Elles exigeraient que ça cesse.
Immédiatement. Ou plutôt non. C’est ce qu’elles proclameraient haut et fort
qu’elles feraient si je leur posais la question. Mais est-ce si sûr ?
Est-ce que c’est ce qu’elles feraient VRAIMENT si ça leur arrivait ? Je
n’en mettrais pas ma main au feu. Et de toute façon qu’importe ce qu’elles
feraient ou ne feraient pas. Diraient ou ne diraient pas. C’est moi qui suis
concernée. Pas elles. Et moi, eh bien moi, je ne suis pas certaine d’avoir
envie de lui taper un scandale. Parce que voilà quelqu’un dont la vie sexuelle
est réduite, par la faute de ma mère, à la portion congrue. Qu’elle oblige à se
satisfaire tout seul. Il le fait en me regardant sous la douche ? Et
alors ! La belle affaire ! J’en mourrai pas… Je suis bien tranquille
que c’est le genre de choses qu’est déjà arrivé, à une occasion ou à une autre,
à neuf filles sur dix. Sauf qu’elles l’ont jamais su. Qu’elles s’en sont pas
rendu compte. Alors disons que moi non plus. Que, tout comme elles, je ne sais
rien. Ce qui devrait d’ailleurs être le cas…
21 heures
- Je peux avoir des places…
Ma mère a levé le nez de son assiette…
- Des places ? Des places pour
quoi ?
- Pour un concert, dimanche, salle
Pleyel…
- C’est quoi ?
- Le Concerto pour violon en ré majeur
de Beethoven… Entre autres…
- Alors ça te reprend ce truc…
- C’est pas que ça me reprend, c’est
que…
- Oh, tu fais bien ce que tu veux… Du
moment que tu me fais pas grincer ton horrible crincrin dans les oreilles… En
tout cas compte pas sur moi pour t’accompagner là-bas… Je tiens pas à m’ennuyer
toute une après-midi…
- J’irais bien, moi !
- Toi ! On voit que tu sais pas ce
que c’est, ma pauvre fille ! Oh, mais vas-y ! Vas-y ! Ça te fera
passer à tout jamais l’envie d’y retourner…
Et elle a emporté une pile d’assiettes
en marmonnant…
- Je t’en prends une de place
alors ?
- Évidemment ! Quelle
question !
13 Mars
Ma mère a quitté la maison ce matin sur
le coup de dix heures…
- Puisque vous allez à ce fichu concert,
puisque vous serez pas là de tout l’après-midi, je vais en profiter pour aller
rendre une petite visite à ma vieille copine Angèle… Par contre je sais pas à
quelle heure je rentrerai… Vous verrez bien…
- Oh, mais t’es toute belle !
Comme s’il le savait pas ! Comme
s’il avait pas assisté, de son bureau, en direct, à mes longs préparatifs dans
la salle de bains. À moins que… à moins qu’il ne se les soit réservés pour plus
tard. Ce soir. Ou demain. Pour pouvoir les savourer à petites bouchées
gourmandes. Qui sait ?
Il a absolument tenu à ce qu’on prenne
un taxi…
- Si ! C’est la fête aujourd’hui…
Ce n’était plus le même homme. Plus du
tout. Il était enjoué, volubile, riant de tout. Riant de rien. Heureux. Pour la
première fois je le découvrais heureux.
Une salle superbe. On s’y est laissé envelopper
par la musique. Trois heures. Quatre heures. Je ne sais pas. Je n’avais plus la
moindre notion du temps. De temps à autre il me jetait un sourire ravi et
complice. Ou bien battait discrètement la mesure sur son genou.
En sortant on a marché un long moment en
silence, les oreilles encore tout éblouies de musique. Et puis…
- Ça t’a plu ?
- Un peu que ça m’a plu… Je serais
difficile…
- On recommencera alors… Si tu veux… Si
t’as envie…
Ce sera bientôt. Aucun doute là-dessus…
J’ai rallumé mon portable. J’avais un
message « Je passe la nuit chez Solange. Ne m’attendez pas. »
- Et si ?
- Si ?
- Non. Rien. Rien…
Mais je sais ce qu’il voulait dire. J’en
suis sûre. Il voulait proposer qu’on aille au restaurant. Il n’a pas osé…
On a mangé tous les deux. En tête à
tête…
- Mais pourquoi ? Pourquoi t’as
accepté ça ?
- Accepté quoi ?
- De renoncer à tout ça… Au violon… À la
musique…
- Elle les percevait comme des rivaux…
Elle m’a sommé de choisir… Elle ou eux…
- Et tu l’as préférée elle…
- On peut dire ça comme ça… Si on veut…
- Et maintenant ?
- Elle ne me met plus le marché en
mains…
- Et si elle te le remettait ?
Il n’a pas répondu…
- Tu l’aimes ?
Il n’a pas répondu non plus…
On s’est levés de table…
- Tu me joues quelque chose ?
Il ne s’est pas fait prier… Sa musique a
envahi le séjour…
Quand j’ai regagné ma chambre, il était
deux heures du matin…
Lui, il est allé s’enfermer dans son
bureau. Pour y voir quoi ? Pour y faire quoi ?
14 Mars
Je ne vais pas me chercher d’excuses. Je
n’en ai ni besoin ni envie. Je l’ai fait. Tout à l’heure. Dans la salle de
bains. Assise dans la baignoire. En sachant parfaitement ce que je faisais. À
cause d’hier. De la musique. De la journée qu’on a passée ensemble. Et aussi
parce que je savais qu’il allait me voir – me regarder – toute nue. Que, sans
doute, il allait attendre ce moment-là toute la journée avec impatience. Y
penser constamment. Se précipiter, aussitôt rentré, dans son bureau pour se
gorger de moi tout son saoul. Ça avait quelque chose d’infiniment troublant
cette idée. De profondément excitant. Et je l’ai fait. Même si j’avais voulu,
je n’aurais pas pu, je crois, me retenir… J’en avais bien trop envie…
17 heures
J’ai trouvé. J’ai enfin trouvé par où
transitent les vidéos, quand elles sortent, toutes fraîches, des caméras. Il
est retors. Mais je suis maligne. Et du coup je me suis regardée. Avant lui. On
voit rien du tout en fait. Enfin si ! On me voit jusqu’à la moitié des
seins. Qui ballottent tant qu’ils peuvent. Forcément. Ils suivent le mouvement.
Une chose est sûre en tout cas : c’est qu’on ne peut avoir aucun doute sur
l’occupation à laquelle je suis en train de me livrer. Même si on ne fait que
la deviner. Il sera peut-être déçu ? Il aurait peut-être préféré voir vraiment…
Non, mais attends, il va pas se plaindre en plus ! Manquerait plus que
ça ! C’est déjà un sacré beau cadeau que je lui fais là… Il ira pas
prétendre le contraire… Oh, et puis qu’est-ce qui lui dit que je recommencerai
pas… Et que cette fois… En attendant je peux être fière de moi : parce que
pas une seule fois – ce qui aurait pu éveiller sérieusement ses soupçons – je
ne me tourne vers la caméra… Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manquait
par moments…
21 heures
Il avait à peine refermé la porte de son
bureau que ma mère a explosé…
- Et voilà ! Voilà ! Le v’là
encore enfermé là-dedans… Non, mais tu peux me dire ce qu’il y fabrique comme
ça à longueur de temps ? Ah, c’est agréable pour moi ! Je le vois pas
de la journée et quand il rentre il a rien de plus pressé que de disparaître.
Le week end, pareil… Oh, mais j’ai pas dit mon dernier mot ! Parce que
Solange elle a le même à la maison. Exactement le même. Et tu sais ce qu’on se
disait toutes les deux ? Eh bien qu’on allait sûrement pas continuer à
supporter ça comme ça pendant des mois et des mois…
- J’ai déjà entendu ça des dizaines de
fois…
- Oui, mais bouge pas que si ce coup-ci
il change pas ! Parce que j’en peux plus, Manon… J’en peux vraiment plus…
Et Solange non plus… On en a soupé des bonshommes… Alors tu sais ce qu’on
envisage ? De se prendre un petit quelque chose toutes les deux… Pas trop
grand… Pas trop cher… Ah, ils tomberaient de haut…
- Eh ben faites-le ! Qu’est-ce que
vous attendez ?
- Si on ne s’éloigne pas de Paris c’est
hors de prix. Et tu as tes études, toi, ici ! Et tu as ton petit
caractère… Alors je ne suis pas certaine que Solange et toi ça se passerait
bien tous les jours…
- Et bien sûr, comme d’habitude, c’est
de ma faute…
- C’est pas ce que je veux dire…
- Mais c’est quand même ce que tu dis…
Ce que t’es en train de me dire, c’est que je t’empêche de faire ce que tu
veux… Que je t’empêche de vivre… Ah, c’est agréable à entendre !
- On peut pas parler avec toi… Jamais…
Faut tout de suite que tu prennes la mouche…
- Mais pars ! Pars ! Vis ta
vie ! Et t’inquiète pas pour moi… Je me débrouillerai… Je trouverai une
solution…
- Laquelle ?
- T’inquiète, j’te dis !
15 Mars
J’avais pris d’excellentes
résolutions : pas question de recommencer. Pas tout de suite en tout cas.
Que ça ne devienne pas une habitude. Qu’il ne finisse pas par considérer ça
comme un dû. Que ça reste exceptionnel. Pas mal, oui ! J’ai tenu le coup,
allez, quoi ? Dix minutes à tout casser… Et puis… Un bien-être… Des
images… De lui, dans son bureau, à l’ordi, en train de me regarder me le faire…
En train de se le faire, lui, avec fougue, avec emportement, sans jamais me
quitter des yeux… Le jet de la douche… Qui me cible… Qui s’installe… Sans que
je l’aie vraiment voulu… Qui refuse obstinément de s’éloigner… Mes doigts… Ça
démarre… Ça peut plus s’arrêter… Ça s’arrêtera plus…
17 heures
Ce qu’on voit, c’est la même chose
qu’hier. Ni plus ni moins. En plus agité. En carrément déchaîné, oui, même, à
la fin… Ça, c’est ce qu’on voit… Mais alors ce qu’on entend ! Ah, il va en
avoir pour son argent ! Je rugis carrément, oui ! Et ça dure, mais ça
dure ! Jamais j’aurais pensé que je pouvais me mettre dans des états
pareils ! Comment ça me fascinait de me voir ! Je me le suis repassé
en boucle au moins vingt fois ce truc… Et de me dire que ce serait lui qui
serait assis là ce soir ! Tout à l’heure… Exactement au même endroit…
Dommage qu’il ait pas eu l’idée de se filmer, lui, tiens, devant son ordi… Je
lui aurais rendu la monnaie de sa pièce… En attendant à force de me regarder
comme ça… À force de penser que j’étais à sa place, dans son fauteuil, j’ai… Je
dois pas être bien… Je dois vraiment pas être bien par moments…
22 heures
- Elle rentre pas ta mère ce soir…
- Ah, oui ?! Elle est où ?
- Elle passe la nuit chez Solange…
- Encore ! Il y a vraiment plus que
cette Solange qui compte…
- Je te le fais pas dire…
- Elle va peut-être finir par y rester…
- Qui sait ?
- Ça a pas l’air de te tracasser plus
que ça…
- Ta mère a énormément de qualités,
mais…
- Mais elle a encore plus de défauts… Et
elle est carrément invivable… Tu peux le dire, tu sais, ça me choque pas… Il y
a longtemps que je suis au courant… Bon, mais alors du coup tu vas pouvoir me
jouer du violon tout à l’heure…
3 heures du matin
Il m’en a joué. Longtemps. Jusqu’à ce
que je tombe de sommeil…
- Va te coucher… Tu n’en peux plus…
Mais je n’ai pas pu m’endormir… Il
n’était pas dans la chambre, à côté. Il était dans son bureau. Forcément. Je me
suis relevée. Je me suis approchée. À pas de loup. J’ai collé mon oreille
contre la porte… C’était moi. Moi de ce matin. Moi ! Lui aussi en boucle.
Inlassablement. Son souffle s’est fait plus profond. Plus rapide. Un petit
gémissement. Un autre. Un râle étouffé. Je me suis enfuie. Le plus rapidement
possible. Le plus silencieusement possible.
Maintenant il dort, là, à côté… Et rêve
peut-être de moi… N’empêche que j’ai pris un risque… Et s’il était sorti ?
Un risque inconsidéré… Pas tant que ça
finalement ! J’aurais inventé un truc… Que j’avais soif… Où que j’étais
pas sûre d’avoir bien fermé la porte d’entrée… Il y aurait vu que du feu…
16 Mars
Je me suis douchée chez Kevin… Parce
qu’à la maison j’aurais été fichue de pas pouvoir m’empêcher de me le faire…
Une fois de plus… Et qu’est-ce qu’il finirait par penser de moi Bertrand à
force ? Que je suis une véritable obsédée… Que je passe ma vie à ça… Il
aurait pas complètement tort d’ailleurs… Je me le suis rarement autant fait
qu’en ce moment… Ce matin encore… Au lever… Deux fois… Il y a plus que ça qui
compte… J’ai tout le temps envie… Et ça dépote… Au point que… même Kevin il en
revenait pas … C’est pour dire… Parce que Kevin il me connaît depuis le temps…
Il sait qu’il faut pas m’en promettre… Eh ben même lui il était
estomaqué tout à l’heure !
– Eh ben dis donc ! Une
furie ! Une vraie furie… Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce
qu’on t’a fait ?
D’un air complètement ahuri…
Je me suis bien gardée de lui répondre…
Je me suis contentée de m’employer à le ranimer… Avec succès…
23 heures
– Elle rentre pas non plus ce soir, ta
mère…
– Ah, oui !? Et elle a dit quelque
chose ?
– Qu’elle passerait demain, vite fait,
prendre quelques affaires…
– Oui… Elle se casse carrément,
quoi !
– Elle prétend que non… Qu’elle a juste
besoin de faire un peu le point… Quelques jours…
– Oui, oh, alors ça !
– On n’est pas près de la revoir… C’est
ce que tu veux dire ? C’est bien aussi mon avis…
D’habitude, c’est lui qui fait les
courses. Mais là…
– J’ai oublié… J’ai complètement oublié…
Tu parles ! C’était cousu de fil
blanc… Depuis le temps qu’il crève d’envie qu’on aille au restaurant tous les
deux !
– On dirait presque qu’on est en train
de fêter ça qu’elle soit partie… En faisant un gueuleton…
Il a souri, mais il n’a pas répondu…
– Faut reconnaître, hein… Ça beau être
ma mère… Faut reconnaître… Tiens, franchement, tu sais pas ce que je suis en
train de me dire ? C’est que plus longtemps elle y restera chez sa copine
Solange et plus longtemps on aura la paix… Parce que je sais pas toi, mais moi
d’entendre gueuler comme ça tous les soirs pour des broutilles, j’en ai ma
claque à force, mais ma claque ! Pas toi ? Et même quand elle gueule
pas d’ailleurs c’est pas mieux… Parce qu’elle te tire une de ces
tronches ! Non… Si elle pouvait y rester là-bas ! Une bonne fois pour toutes ! Qu’est-ce
qu’on serait au calme ! La seule chose…
– La seule chose ?
– C’est que t’aurais plus aucune espèce
de raison de me garder… Du moment qu’il y aurait plus ma mère…
– Ah, ben si, si ! Il y en a une de
raison ! Et de taille…
– Ah, oui ? C’est quoi ?
– C’est que j’aurais plus personne pour
m’écouter passionnément jouer du violon si tu n’étais plus là…
J’ai plongé mes yeux dans les siens…
- J’ai envie… De t’entendre… J’ai trop
envie… On rentre ?
3 heures du matin
Il n’est resté que très peu de temps
dans son bureau. Il est là, à côté. Sûrement il dort. Moi pas. Je me suis
tournée, retournée sans réussir à trouver le sommeil. J’ai fini par me lever…
17 Mars
– Ah, t’es là !
– Oui, je suis là, oui… Pourquoi ?
Ça te dérange ?
– Non… Bien sûr que non…
– De toute façon je fais que passer… En
coup de vent… J’avais besoin de deux trois trucs…
– En fait tu t’installes carrément chez
Solange, quoi ?!
– Pas vraiment, non ! Mais enfin on
en parle… On l’envisage… Ça va sans doute finir par se faire… Parce qu’avec
Solange au moins on a des sujets de conversation toutes les deux… On est à
notre rythme… Au calme… Je me sens détendue… Sereine…
– Vous êtes seulement amies ou
bien ?
– Ou bien quoi ? Qu’est-ce que tu
vas chercher ? Non, mais ça va pas, Manon ! Ça va pas ! T’es
vraiment pas bien…
– Ce serait pas un drame…
– Pour toi peut-être pas ! Mais
pour moi, si, figure-toi ! S’il y a quelque chose que je n’ai jamais
envisagé… Avec personne… Et avec Solange encore moins qu’avec qui que ce soit…
– C’est bon… C’est bon… On va pas en
faire un plat non plus… Je disais ça comme ça, moi, hein !
– Ben, réfléchis un peu avant de parler…
Au lieu de lancer comme ça n’importe quelle idiotie en l’air… Bon, mais et
toi ? Tu vas faire quoi maintenant ? Quand je serai partie… Tu vas
aller où ?
– Je sais pas… Je verrai… Quand on y
sera…
– Penses-y quand même… Parce que ça peut
arriver vite… Et tu vas quand même pas rester ici toute seule…
– Ben pourquoi ?
– Mais parce que enfin, Manon ! Tu
parles pas sérieusement, j’espère ?
16 heures
– Allo… Kevin ? C’est moi,
Manon !
– Oui, ben ça, je vois bien… J’entends
bien plutôt…
– Qu’est-ce tu fais ?
– Rien de spécial...
– Tu passes me voir alors ?!
Il ne se l’est pas fait répéter deux fois…
Petite mise en bouche sur le canapé du
salon… Le temps de se mettre en appétit…
– Viens ! Viens dans la chambre… On
sera mieux…
Il y en a un ce soir qui va se sentir
frustré, mais frustré ! Et qui saura jamais ce qu’il a perdu… Parce que
pour donner ça a donné… C’est comme ça chaque fois – presque chaque fois – de
toute façon tous les deux…
22 heures
– Et si tu m’apprenais ?
– Si je t’apprenais quoi ?
– À en jouer du violon…
Il m’a regardée stupéfait, l’archet en
l’air…
– T’aurais envie, c’est vrai ?
– Puisque je te demande…
– C’est difficile, tu sais…
– J’m’en doute…
– Et il faut s’y tenir… Mais après…
après ça donne tellement de satisfactions…
19 Mars
Samedi… On pouvait traîner… Et on s’en
est pas privés… On a pris tout notre temps pour déjeuner…
– Tu vas faire quoi, toi,
aujourd’hui ?
– Je sais pas… Je vais bouquiner…
Sûrement… Et me balader un peu sur Internet… Pourquoi tu me demandes ça ?
– Parce que… Parce que moi, je file à
Royaumont…
– Je connais pas… C’est quoi ?
– Une abbaye… Une abbaye d’une beauté
exceptionnelle… Où on donne ce soir un concert de César Franck…
– Je connais pas non plus… Je suis
complètement nulle, hein !?
– Je t’emmène si tu veux… Tu regretteras
pas, tu verras…
– On part quand ?
– Quand tu seras prête… Mais prends ton
temps…
Je l’ai pris… Parce que j’avais à peine
refermé la porte de la salle de bains que déjà il s’engouffrait dans son
bureau… C’était du direct qu’il voulait ce matin… Il en a eu… Du sage… Du
tranquille… Du longuement étiré… Qu’il puisse en profiter tout son saoul…
On a roulé… Il chantonnait, heureux,
insouciant…
– Faut bien reconnaître…
– Que quand elle est pas là c’est
nettement plus détendu… Ça, c’est sûr… Il y a pas photo…
À midi on s’est arrêtés, pour déjeuner,
dans une petite auberge aux nappes et serviettes vichy…
– Bon… Mais si tu me parlais un
peu de toi?
– De moi ?
– De toi, oui… Ça fait deux ans qu’on
vit sous le même toit et je sais quasiment rien de tes goûts, de tes projets,
de tes rêves…
– C’est qu’il y a pas grand-chose à en
dire… Je suis une fille tout ce qu’il y a de plus banal, tu sais…
– Ça, c’est ton point de vue à toi…
– Oh, mais si, c’est vrai, hein !
– T’as bien des amis quand même… Qui te
fréquentent parce qu’ils te trouvent toutes sortes de qualités…
– Parce qu’ils me connaissent pas
vraiment… Parce que je triche… Je laisse croire… J’arrête pas de tromper mon
monde… Et de crever de trouille qu’on découvre qui je suis vraiment… Une
usurpatrice… Voilà ce que je suis…
– Je suis pas convaincu, mais alors là
pas convaincu du tout…
– Oui, mais parce que toi…
– Parce que moi ?
– Non… Rien… Si tu me parlais de César
Franck plutôt ? Que j’en connaisse au moins un peu quelque chose en
arrivant là-bas…
L’abbaye… Brusquement apparue au milieu
d’une immensité de verdure…
– C’est magnifique ! C’est
spendide !
On l’a visitée…
Revisitée…
– Il y a pas de mots… Il y a pas de
mots…
Et puis, à la nuit tombée, ça a été le
concert…
– Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va
pas ?
– Si !
– Mais tu pleures !
– C’est que c’est trop beau !
Comment c’est trop beau !
Dans la voiture, au retour, il a mis de
la musique. La même musique... Qu’on a écoutée en silence… Sans échanger un
mot… On était bien… Si bien…
20 Mars
Lui dans le bureau… Avec – j’en étais
sûre – l’envie de me voir me donner du plaisir… Et moi dans la salle de bains…
Avec l’envie qu’il me voie m’en donner… En cadeau… En merci pour hier… Plus
rien d’autre que son envie rivée à moi… Et que la mienne suspendue à son
attente…
Alors doucement… Tout doucement… Tournée
vers lui… Mi-assise mi-appuyée au rebord de la baignoire… En effleurements
légers, du bout des doigts, aux lisières… Et soudain… le violon… Son violon à
côté… En plainte ténue… Presque inaudible…
Sur moi je me suis faite insistante…
Obstinée… Sur le violon il s’est fait prière… Supplication…
Et tout s’est emballé… Moi… Lui… Pour un plaisir inouï que j’ai hurlé à pleine
gorge… Que le violon a proclamé avec moi…
Et voilà… C’est fait… On se l’est dit…
Avoué… On ne s’est rien dit, mais on s’est tout dit… Beaucoup plus, beaucoup
mieux que si on se l’était parlé avec des mots… Il sait que je sais… Et il sait
que je sais qu’il sait… Et on ne sait rien... Ni l’un ni l’autre… On fait comme
si… Est-ce que c’est mieux ?
16 heures
Elle nous est tombée dessus à midi…
Juste comme on allait se mettre à table…
– Ah, ben je vois qu’on se laisse pas
aller ! Des ris de veau ! Qui c’est qu’a cuisiné ça ? Sûrement
pas Manon… Elle est incapable de faire cuire un œuf à la coque… Tu as des
talents cachés, mon cher ! Dommage que tu n’aies pas jugé bon de m’en
faire profiter quand j’étais là… En attendant je vous remercie, hein, tous les
deux… Parce qu’en trois jours pas un coup de fil… Ni de l’un ni de l’autre… Faut
croire que je vous ai manqué… Ah, ça fait plaisir…
– Tu pouvais aussi appeler…
– Ben bien sûr ! Tu crois pas que
c’était à vous de le faire plutôt, non ? En tout cas à toi… Parce que
Bertrand, lui, à part sa petite personne… Bon, mais maintenant au moins je
saurai à quoi m’en tenir… Alors pour info, Solange et moi on s’est trouvé un
petit quelque chose… Du côté de Dreux… On emménage demain… Si ça te dit de
passer voir, un de ces jours, comment on est installées… Mais te sens pas
obligée non plus, hein ! Bon, sur ce je vous laisse à vos ris de veau…
J’ai à faire…
– Eh ben voilà ! En tout cas toi,
elle t’a pas invité…
– Faut croire qu’on n’a pas trop envie
que je débarque là-bas…
– Finalement, si on y réfléchit bien,
vous vous séparez sans vous séparer vraiment, quoi !
– C’est à peu près ça…
– Un truc qui m’étonne, c’est qu’elle
ait pas insisté, une fois de plus, pour que j’aille habiter ailleurs qu’ici…
Elle a dû trouver que c’était pas le moment de parler de ça…
22 heures
Il m’a donné mon premier cours de
violon… Qui a surtout consisté à m’apprendre à le tenir…
– Parce que si tu prends, dès le début,
de mauvaises habitudes tu auras un mal fou à t’en débarrasser…
Et à faire glisser l’archet sur les
cordes…
Une petite demi-heure… Il n’a pas voulu
plus…
– Tu te lasserais…
Après… après il m’a appris à reconnaître
les instruments… À l’oreille… Et, en dessert, on a écouté la messe en A-dur de
César Franck…
21 Mars
Quelqu’un dans l’obscurité… Penché sur
moi… Sur mon lit… Qui m’effleure les lèvres…
– Hein ? Mais qu’est-ce que ?
– C’est moi… Kevin…
– Kevin ? Mais comment t’es
rentré ?
– C’est ton beau-père qui m’a ouvert… Je
voulais pas partir sans te dire au revoir…
– Partir ? Mais partir où ?
– Au Brésil… Pour du boulot… Une
occasion en or… Je t’en ai pas parlé avant… Parce que c’était pas sûr… Mais ça
y est… Je décolle tout à l’heure…
On s’est rassasiés de plaisir… Et on est
restés longtemps dans les bras l’un de l’autre…
– Faut que j’y aille, Manon !
Maintenant faut vraiment que j’y aille…
Il s’est penché une dernière fois sur
moi… À la porte il ne s’est pas retourné… Pour que je ne le voie pas pleurer…
Il va me manquer, c’est sûr… Parce qu’il
était là, Kevin, tissé à ma vie… Et pas seulement pour le cul… Pour plein de
trucs… Quand j’avais besoin, pour quoi que ce soit, il suffisait que je lui
fasse signe et aussitôt… Pareil dans l’autre sens… Ce qu’est bizarre quand
même, si on y réfléchit bien, c’est qu’on n’ait pas fini par tomber vraiment
amoureux l’un de l’autre… Peut-être qu’on se connaissait trop… Ou
qu’instinctivement on sentait qu’on aurait couru à la catastrophe…
Est-ce qu’on se reverra ? Sans
doute pas… Sûrement pas… Il va faire sa vie là-bas… Moi ici… La probabilité,
pour qu’on se retrouve, est quasiment nulle… Et alors à moi il va me rester quoi
de lui ? De tous ces moments qu’on a passés ensemble ? Rien !
Enfin, si ! Nos ébats filmés sur le canapé du séjour… Le comble du comble,
c’est que le seul souvenir de Kevin qui me reste, c’est à Bertrand que je le
dois… À Bertrand et à ses petites manies tortueuses…
16 heures
Je suis allée dans son bureau… À son
ordi… Pour la dupliquer cette video… Pour me le réapproprier Kevin… Kevin avec
moi… Kevin et moi… Pour garder quelque chose de nous… Ce qui m’a permis de
découvrir que maintenant – c’est tout récent… ça doit remonter à deux ou trois
jours… pas plus – il y a aussi une camera dans ma chambre… Eh oui ! De
toute façon au point où on en est ! Un peu plus un peu moins… Et du coup… ben du coup – c’était inespéré –
nos adieux de ce matin je les ai… Deux fois même je les ai copiés… Au cas où…
21 heures
– J’ai bien fait ? De le laisser
entrer dans ta chambre ce garçon ce matin ? J’ai bien fait ?
– Oui…
– Je savais pas trop si je devais, mais
il paraissait tellement désemparé…
– T’as bien fait, oui… T’as bien fait…
– Et donc s’il revient…
– Il reviendra pas…
Et les larmes me sont brusquement
montées aux yeux…
– Ah…
Il s’est approché, m’a prise doucement
contre lui… Je me suis abandonnée contre son épaule et j’ai éclaté en sanglots…
22 Mars
– T’es pas à la fac ? Qu’est-ce
qu’il y a ? Ça va pas ? T’es malade ?
– Non, mais… et toi ? T’as une
tête !
– Ça fait deux nuits que je dors pas…
– Ah, oui ?! Parce que ?
– C’est une conne… Solange… La reine des
connes…
– Je vois… Vous vous êtes embrouillées…
– Pire que ça… C’est fini… Et bien fini…
Elle est pas près d’entendre parler de moi… Après ce qui s’est passé…
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Rien… J’ai pas envie d’en parler…
– Tu vas faire quoi alors du coup
maintenant ?
– Qu’est-ce que tu veux que je
fasse ? Rester ici… Au moins pour le moment… En espérant que Bertrand va
pas se montrer trop invivable…
– Sinon ?
– Sinon… Ben faudra bien que je trouve
une solution… D’une façon ou d’une autre…
18 heures
J’en avais pas du tout l’intention, mais
j’y suis allée du coup en fac… Parce que si c’était pour l’entendre jérémier
tout l’après-midi… Et il est quand même bizarre le destin des fois… Parce que
Kevin sort à peine de ma vie et clac ! Il m’en balance un autre aussi sec
par les pieds le destin… Un type beau, mais beau ! Nos routes s’étaient
jamais croisées jusque là… Ou bien alors j’avais pas fait gaffe à lui… Accoudé
à une mini table à la cafet il était… Non, mais comment il était beau !
Complètement pétrifiée devant je suis restée… Tétanisée… Et lui, évidemment, il
s’en est rendu compte… Il a fait celui que non… Un bon moment… Et puis droit
sur moi il est venu… Sans me quitter un seul instant des yeux… Je n’ai pas
bougé… J’en aurais été parfaitement incapable… Il s’est approché… Tout près… Il
a posé ses mains sur mes épaules… Il s’est penché… Je me suis tendue vers lui…
Vers ses lèvres…
– Viens !
Je l’ai pris par la main… Je l’ai
entraîné…
– Viens ! J’habite pas loin…
Elle était sortie ma mère…
Que ce soit le top du top la première
fois paraît que ça arrive jamais… T’as qu’à y croire ! La prochaine qui me
dit ça…
Et on va se revoir en plus… C’est lui
qu’a demandé…
21 heures
Elle nous a pris le chou pendant tout le
repas… Qu’elle avait bien fait de pas démissionner finalement... Qu’elle y
avait pourtant pensé… Mais drôlement bien inspirée elle avait été de en tout
cas de prendre un congé sans solde plutôt… Parce qu’elle en serait où
maintenant ? Hein ? Elle en serait où ? D’autant que Martin –
elle y était passée… il était pas là – d’autant que Martin il ferait sûrement
pas la moindre difficulté pour la reprendre tout de suite et que…
– Ça vous intéresse pas ce que je
dis ?
Oh, si ! Si, ça nous intéressait…
Beaucoup…
– Eh ben on dirait pas !
Et elle s’est levée furieuse… A claqué la
porte de la chambre à toute volée…
Bertrand a levé les yeux au ciel…
– Ça y est ! C’est reparti…
23 Mars
J’étais en avance… Pas loin d’une
demi-heure… Et… il était déjà là… Tout sourire…
– On va prendre un café ? Histoire
de faire un peu connaissance… Parce que je sais rien de toi… Enfin si !
Qu’on est inscrits dans la même fac tous les deux et qu’on s’ennuie pas au lit
avec toi… Mais à part ça ! C’est un peu maigre, avoue !
Et il s’est mis à me poser des
questions… Des rafales de questions… Un véritable interrogatoire… Et sur des
trucs vachement intimes en plus… Non, mais attends ! C’est pas parce que
t’as couché une fois avec un type que ça lui donne tous les droits… Que ça
t’oblige à étaler toute ta vie au grand jour devant lui… Kevin lui au moins il
me forçait pas la main… J’avais envie de parler… je parlais… Il m’écoutait… Des
fois il me posait des questions, oui… Mais jamais je me suis sentie contrainte
à quoi que ce soit… Jamais… Tandis que là… J’ai éludé… Tant que j’ai pu… Il a
fini par s’en apercevoir…
– Très secrète, cette petite Manon,
hein ?! Très… Oh, mais avec de la patience – beaucoup de patience – on
arrivera bien à la faire s’aventurer à découvert…
Oui, ben s’il s’y prend comme ça il y a
sûrement pas de risque…
C’est moi qui ai voulu… Pour couper
court… Et puis parce que j’avais envie… Là-dessus par contre il y a vraiment
rien à redire… Il sait sacrément bien y faire… Être attentif à toi… À ton
plaisir… Avec en plus un je sais pas trop quoi… Que j’arrive pas à définir…
Mais que j’ai encore trouvé nulle part… Chez personne… Et qui te fait vraiment
grimper comme c’est pas possible…
En douce qu’il y en a un qui va encore
bien en profiter ce soir quand il va rentrer, c’est Bertrand… Une fois de plus…
Qu’est-ce qu’il va penser de moi à force ? Que j’ai vraiment que ça en
tête… Sans arrêt… Que ce soit toute seule ou avec les mecs… Oh, et puis je m’en
fous de ce qu’il pense… Non, j’m’en fous pas, non ! Bien sûr que
non ! Faut être honnête… Mais c’est sûrement pas là-dessus qu’il me juge…
Enfin je crois pas… Non… Si c’était seulement là-dessus il m’emmènerait pas au
concert… Il voudrait pas m’apprendre le violon… Et tout ça…
20 heures
Ça a braillé dans la cuisine… Et c’est
Bertrand qui a fait à manger… Elle, elle n’a pas desserré les dents de tout le
repas…
23 heures
– Coucou, Manon ! Tu branches ta
cam ?
– Kevin ! Ce que je suis
contente ! Tu peux pas savoir…
– Et moi donc !
– Alors ?! Ça se passe comme tu
veux ?
– Nickel… C’est superbe… Je t’enverrai
des photos… Et tout le monde est vraiment adorable avec moi…
On a discuté, intarissables, plus de
trois heures durant… Comme si on s’était pas vus depuis des années… Je lui ai
parlé de Leo… Il y avait pas de raison… On s’est toujours parlé de tout… Il n’y
a que de Bertrand et de ses caméras que je ne lui ai jamais rien dit… J’ai
failli à plusieurs reprises, mais, chaque fois, quelque chose m’a retenu au
dernier moment… Je sais pas pourquoi…
24 Mars
On a déjeuné en tête à tête, tous les
deux… Elle, elle dormait encore…
– Elle bosse pas ?
Il a levé les yeux au ciel…
– Pour savoir au juste ce qu’elle compte
faire, quand et comment…
– En attendant avec tout ça maintenant
les cours de violon pour moi c’est râpé…
– On peut bien essayer, mais…
– Mais si c’est pour qu’elle nous tombe
sans arrêt dessus en râlant qu’on lui casse les oreilles…
– Ce qui est hautement probable…
– Oui, ben c’est pas la peine… C’est
quand même incroyable qu’on puisse jamais rien faire avec elle… Remarque !
Je devrais savoir depuis le temps…
19 heures
Il était posté devant la porte de
l’amphi…
– Viens !
– Où ça ?
– Tu verras bien… Viens, j’te dis !
Il s’est arrêté devant la porte des
toilettes des filles… A jeté un coup d’œil à l’intérieur…
– Il y a personne…
– Non, mais ça va pas, Léo ! Tu
veux quand même pas qu’on fasse ça là !
– Ben pourquoi ? Il y a personne,
j’te dis !
– C’est pas une raison ! Il peut
entrer n’importe qui… À n’importe quel moment…
– Je m’en fiche ! J’ai trop envie…
Et il m’a poussée à l’intérieur… Contre
les lavabos…
– Toute la nuit j’ai eu envie de toi…
Toute la nuit… Tout le temps j’ai envie de toi… Je pense plus qu’à ça… Tu m’as
ensorcelé… Envoûté…
Et ses mains… Et ses lèvres… Et sa
cuisse contre la mienne…
– Restons pas là alors…
Dans une cabine… Dont il a verrouillé la
porte… Il s’est assis… Et moi sur lui… L’intensité de son désir… Le mien qui le
rejoint… Qui m’inonde… Qui me submerge… Je pars… Je pars sur lui à la conquête
de mon plaisir… À rythme fou… À gémissements hoquetés… À côté on est entré… Des
voix… Des filles… Trois ou quatre… Et impossible… Impossible de m’arrêter… De
me contenir… Au-dessus de mes forces… Trop bien lancée… Trop dans mon… Elles
ont ri…
– Ça baise là-dedans…
– Et ça fait pas semblant…
Mon plaisir a déferlé…
Elles ont encore ri… Plus fort… Plus
moqueur… Sont reparties…
Lui aussi a ri…
– Juste quand elles étaient là t’as
joui… Comme par hasard… Elles sont pourtant pas restées bien longtemps…
– C’est tombé comme ça…
– T’as aimé ça, avoue, qu’elles
t’entendent ! Ça t’a encore plus excitée…
– Non, mais ça va pas ? T’es
vraiment pas bien, toi, hein, par moments…
– La prochaine fois on ira dans ceux des
mecs… Ce sera mieux pour toi…
– Oui, ben alors là tu peux toujours
courir…
Et j’ai filé à mon cours…
25 Mars
N’empêche que – je suis pas complètement
idiote – n’empêche qu’il avait pas forcément tort… Parce qu’hier soir dans mon
lit elles m’ont habitée toute ces images… Lui et moi… Et elles… Leurs rires de
l’autre côté de la porte… Leurs rires encore dans le couloir… Parce qu’elles
n’étaient pas vraiment parties… Elles étaient restées là à nous attendre… Leurs
sourires entendus… Leurs réflexions… Leurs regards qui cherchaient le mien… Dix
fois, vingt fois je l’ai remise en scène cette sortie… Plus ça allait plus
c’était excitant… Ça s’est fini en apothéose dans les toilettes des mecs… Ils
étaient là – trois ? Quatre ? – discrets, silencieux qui se donnaient
frénétiquement du plaisir en m’écoutant moduler éperdûment le mien à cheval sur
Léo…
J’étais pas comme ça avant… Pas du tout…
C’est depuis que Bertrand a installé ses fichues caméras… Ça m’a complètement
tourneboulé la tête ce truc… À moins que… à moins que ça se soit contenté de
faire remonter quelque chose qui a toujours été là ?
11 heures
– Je peux te parler ?
Ben oui, oui… Évidemment qu’elle
pouvait…
– Tu me trouves invivable ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Réponds… Tu me trouves
invivable ?
– C’est pas que tu sois invivable, c’est
que tu attaches parfois une importance démesurée à des choses qui n’en ont pas…
– Alors toi aussi… tu me l’envoies pas dire…
– Si tu veux pas qu’on réponde à tes
questions faut pas les poser…
– Tous ! Vous êtes tous pareils…
Solange qui m’envoie carrément à la figure que c’est impossible de me supporter
plus de trois jours… Bertrand qu’est bien trop lâche pour dire quoi que ce
soit, mais qui n’en pense pas moins… Les nanas du boulot… Je suis pas dupe… Et
même maintenant ma propre fille…
– Si c’est tout le monde qui te renvoie
la même chose alors peut-être que ce serait bien que tu finisses par te poser
des questions…
– Oui, c’est moi le problème,
quoi ! Non, mais dis-le carrément… Ben tu sais pas le problème il va finir
par aller se terrer tout seul dans un coin le problème… Et vous n’entendrez
plus parler de lui… Ni les uns ni les autres… Comme ça au moins…
22 heures
– Si tu ne viens pas à Lagardère
Lagardère viendra-t-à-toi… Allez, hop !
Et il m’a poussée vers le lit…
– Attends, Léo… Attends au moins que…
– Que quoi ? Rien du tout ! Ça
presse trop… On discutera après…
Et il m’a fait taire d’un baiser…
– Qu’est-ce c’est ? Qu’est-ce qu’il
a à klaxonner comme ça ton ordi ?
C’est chiant…
– Un copain… Qui voudrait que je branche
ma cam… Qu’on discute… Il est au bout du monde maintenant…
– Un copain avec qui t’as… ? Oui,
hein ! Rien qu’à ton air… Eh ben branche-la ta cam… Il verra qu’on est
occupés… Il insistera pas… et il en profitera…
– Idiot ! Ce que tu peux être bête
quand tu t’y mets…
Et j’ai éteint l’ordi…
Quand il est reparti ma mère et Bertrand
étaient depuis longtemps couchés…
26 Mars
– Il y a des limites, hein, Manon !
Il y a quand même des limites…
– Des limites ? Mais des limites à
quoi ?! Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
– Et elle demande ce qu’il y a !
Non, mais alors là cette fois c’est la meilleure… Parce que nous on te laisse
faire ce que tu veux… Recevoir qui tu veux… On t’a jamais fait la moindre
réflexion à ce sujet… Tu diras pas le contraire… Mais de là à ce que tu nous
imposes, comme tu l’as fait hier soir, tes parties de jambes en l’air…
–
Oh, tu parles !
– Non, mais tu t’es pas entendue !
T’as ameuté tout le quartier…
– Tout le département tant que tu y
es !
– Demande-lui à Bertrand si c’est pas
vrai…
– Sûrement que ça doit le tracasser
Bertrand… Alors là je suis bien tranquille qu’il en a rien à foutre…
– Oui, eh bien détrompe-toi ! C’est
pas parce qu’il dit jamais rien en face Bertrand – et à personne – qu’il en
pense pas moins…
– Pas là-dessus…
– Qu’est-ce t’en sais ?
– Parce que… Il a été jeune, lui…
– Ce qui veut dire ?
– Non… Rien…
– Ben si ! Si ! Continue
maintenant que t’as commencé… Ce qui veut dire ?
– Rien, j’te dis… Laisse tomber !
– Si tu comptes que je vais te laisser
te mettre à te défiler sans arrêt… Comme l’autre…
– Tu veux savoir ? Tu veux vraiment
savoir ? Eh ben ça veut dire que c’est pas parce que t’as jamais vraiment
baisé qu’il faut empêcher les autres de le faire…
– Tiens ! Celle-là tu l’auras pas
volée…
Et elle est partie en claquant la porte…
20 heures
– Manon ? C’est moi, Bertrand… Je
peux entrer ?
– Si tu veux…
– Tu sais pas à quoi j’ai pensé ?
C’est dimanche demain… Et il y a un concert à… Mais tu pleures ! Qu’est-ce
qui se passe ? Ça va pas ?
– Je la déteste…
– Qui ça ?
– Elle…
– Ah… Je vois… Vous vous êtes disputées…
– Elle m’a flanqué une beigne…
– Une beigne ? Mais pourquoi ?
– Paraît que quand je baise ça dérange
tout le monde…
– C’est pas vrai qu’elle a été te faire
tout un fromage avec ça ?
– Ben si ! Même qu’il paraît que
t’es d’accord à 100% avec elle…
– Moi ? Non, mais alors là c’est la
meilleure…
– Oh, mais ça fait rien, hein ! Je
vais m’en aller… Ce sera mieux, je crois, pour tout le monde…
– Mais jamais de la vie !
– Si ! J’embêterai plus personne
comme ça… Et même pour vous ce sera mieux… Parce que m’avoir comme ça au milieu
ça doit pas être évident tous les jours… Des fois je me dis que c’est ma faute
si ça va pas entre vous… Que si j’étais pas là ça irait mieux… Beaucoup mieux…
– Ça n’a jamais été…
– Même au début ?
– Même au début…
– Je comprends pas tout, là… Pourquoi tu
t’es mis avec alors ?
– Ça, c’est mon secret…
27 Mars
– Elle est pas rentrée cette nuit,
hein ?
– Non… Mais elle m’a laissé un message
interminable…
– Qui me pourrit tant et plus…
– Pas vraiment… Qui m’accuse, moi, de
tous les maux… Tout est de ma faute… Si je me montrais un peu plus ferme avec
toi… Si je faisais preuve d’un minimum d’autorité – même que je sois pas ton
père – on n’en serait pas là…
– Ben voyons ! Et à part ça ?
Elle est où ?
– Alors ça ! Mystère… Faut pas
qu’on la cherche à ce qu’il paraît… Peut-être qu’elle reviendra… Et peut-être
pas… Elle verra…
– Toujours la même chose… Faut qu’elle
ait la vedette… D’une façon ou d’une autre… Bon… Mais on s’en fout d’elle pour
le moment… T’as pas parlé d’un concert hier soir ?
– Si ! À Saint Merri… Les
« Leçons de ténèbres » de Couperin… C’est d’une beauté !
– Ben on y va alors !
On y est allés… Et faut reconnaître… Ça
te transporte complètement ce truc… Ça te met dans un état ! Non, mais
comment j’ai pu passer aussi longtemps à côté de toutes ces musiques,
moi ?
– C’est que personne t’a jamais donné
l’occasion de les entendre… Les cours de musique à l’école mieux vaut pas en
parler… Quant à ta mère…
– Mieux vaut pas en parler non plus…
Bon, mais… et toi ? T’aurais pu m’en faire écouter plein en deux ans…
– Tu m’aurais envoyé sur les roses… Il
n’y avait peut-être pas d’autre solution que de t’y rendre progressivement
réceptive…
– C’est pas faux… Oui… C’est pas faux du
tout… T’es carrément machiavélique, toi, hein, dans ton genre ! Bon, mais
maintenant t’as intérêt à m’en faire découvrir… Plein je veux en connaître…
Tout…
– Plein… C’est pas bien difficile… Tout,
c’est impossible… Il y en a beaucoup trop…
Et on faisait quoi maintenant ? On
retournait à la maison ?
On s’est regardés, du coin de l’œil et
on a éclaté de rire…
– On pense la même chose…
– Probable, oui…
– Qu’elle est peut-être rentrée… Et que
si elle est rentrée… Donc on va au restaurant…
– Ben voyons !
– C’est ce que t’allais proposer… C’est
pas ce que t’allais proposer ? Ah, tu vois… Bon, ben on y va alors…
– J’ai pas l’habitude, moi, le
vin ! Ça tourne ! Non, mais comment ça tourne !... Hou la !
Je suis pompette… Si, c’est vrai, hein ! Je suis complètement pompette…
Heureusement qu’elle me voit pas ! Parce que qu’est-ce que j’entendrais encore !
J’aurais pas fini… Pourvu qu’elle y soit pas tout à l’heure… Oh, mais j’m’en
fous n’importe comment… Je dirai que c’est de ta faute… Que tu m’as fait boire…
Ce qu’est vrai d’ailleurs… T’arrêtais pas de me le remplir mon verre… Tu
voulais me faire parler, hein, c’est ça ! Eh ben c’est raté… Je dirai
rien… Rien du tout…
– Qu’est-ce que tu diras pas ?
– Que… Non, mais attends ! Tu me
prends pour une idiote ? Si je dis que je le dirai pas, c’est que… Je suis
saoule… Je suis vraiment saoule… Qu’est-ce tu vas penser de moi
maintenant ? Que je suis une ivrogne… En plus du reste…
– Quel reste ?
– Ben le reste, quoi ! Fais pas
semblant… Oh, et puis zut ! J’ai tout faux… Une fois de plus… Je sais pas
comment je me débrouille, mais tout ce que je dis faut toujours que ça tourne
au contraire de ce que je veux… Allez, viens ! On rentre… Ça vaudra mieux…
28 Mars
C’était sur la table de la cuisine… Cinq
CD… Caccini… Caldara… Durante… Ça existait tout ça ? C’était qui ces
gens-là ?
J’ai écouté… En déjeunant… Sous la
douche… Portée… Emportée… Réécouté… Allongée sur mon lit, mains sous la tête…
L’extase…
À la fac pas de Léo… Sans la moindre
explication… Le moindre signe… Rien… J’ai appelé… Deux fois… Trois fois…
Toujours sa messagerie… Et c’était ce matin qu’on devait… Qu’on aurait dû… Je l’attendais
ce truc-là… Beaucoup plus que je ne l’imaginais finalement… La preuve :
j’y suis allée quand même dans les leurs… Toute seule… Au flan… Il y avait
personne… Je me suis engouffrée – claquemurée – dans une cabine… Assise…
Il y en a qui sont entrés… Qui sont sortis…
Sans se douter que là, tout près, il y avait une fille qui commençait tout
doucement en les écoutant aller et venir…
Le silence… Qui a un peu duré… Et puis
quelqu’un… Quelqu’un qui a claqué et verrouillé la porte juste à côté… Quelqu’un
qui a chuchoté…
– Ce qu’elle m’excite ! Non, mais
ce qu’elle m’excite cette petite femelle… Faut que je l’aie… Faut absolument
que je l’aie…
Il a haleté…
– Je t’aurai… Je t’aurai… Je t’aurai…
Ça a été très vite… Un grognement… Un
autre…
– Oh, la vache !
C’était fini… Il est reparti…
Alors à moi… À mon tour… En me disant
que je le connaissais ce type… Que j’étais en cours avec… C’était possible
après tout… Et que c’était moi la fille pour qui il venait de se le faire…
C’est monté… Irrésistible… Ça s’est débridé… Personne n’est entré… Heureusement
que personne n’est entré…
18 heures
Il était là, Kevin, à l’ordi… Ça tombait
bien… Il y a qu’à lui que je pouvais en parler de ça… Raconter… Il en pensait
quoi ?
– Je suis folle, hein, de faire des
trucs pareils… Je suis complètement folle…
– T’es pas folle, non ! On a tous
des envies bizarres qui nous attrapent comme ça de temps en temps… On sait pas
pourquoi…
– Toi aussi ?
– Évidemment moi aussi…
– C’est quoi ?
– Si je te le disais…
– Eh ben dis-le !
– Ce qui m’obsède en ce moment, c’est
toi avec ton nouveau copain… Je ne pense qu’à ça… À vous deux… Je vous imagine…
Je vous vois… Je vois le plaisir dans tes yeux…
– C’est pas bien difficile à réaliser,
ça ! Et je peux bien te faire ce cadeau… Oh, oui… Oui… À toi je serai
contente de le faire…
– Mais lui ?
– Oh, lui ! Tu parles que ça va le
déranger… C’est vraiment pas son style… De ce côté-là ça posera pas de
problème… Si je le revois… Parce que
depuis ce matin silence radio… Il en a peut-être marre de moi… Oui… Sûrement…
Je sais pas… On verra bien…
23 heures
– Assieds-toi !
Il a éteint la lumière… Toutes les
lumières…
La musique… Elle s’est élancée…
– C’est quoi ?
– La cantate 137… À mon avis une des
plus belles…
On l’a écoutée en silence…
Et puis, sans un mot, chacun a regagné
sa chambre…
29 Mars
– Tu rentres à midi ?
– Non… Je mangerai au resto U… Pourquoi
tu me demandes ça ?
– Oh, comme ça… Juste pour savoir…
Comme si de rien n’était… Absolument
comme si de rien n’était, Léo, devant la porte de l’amphi… Tout sourire…
Je ne lui ai posé aucune question… Je
n’avais pas envie de l’entendre mentir…
– Bon, ben on y va ?
– Où ça ?
– Ben…
Avec un mouvement du menton dans la
direction des toilettes des mecs… Non, mais qu’est-ce qu’il s’imaginait ?
Qu’il pouvait disparaître comme ça sans crier gare… Et qu’il lui suffisait de
réapparaître et de claquer des doigts pour que j’en passe aussitôt par où il
voulait ? Et puis quoi encore ?
– J’ai pas envie…
– Tu préfères qu’on aille chez toi ?
– Non plus, non… Faut que j’aille en
cours… Faut absolument que j’aille en cours… Parce que je suis en train de
foirer mon année, là… Et quelque chose de rare…
– Mais on va se voir quand alors ?
– Je sais pas… Ce soir… Demain… On se
tient au courant… On se téléphone…
Ça m’a prise d’un coup… Une envie de
musique… De SA musique… De l’Ave Maria de Caccini entre autres… Là… Tout de
suite… Les cours ? Je me les ferais passer les cours…
Et je suis rentrée…
Ça m’a sauté dessus à peine la porte
franchie… Des râles de plaisir… Du bureau ça venait… Ah, ben bravo !
Bravo ! Pas étonnant qu’il voulait savoir si je rentrais à midi… Si
j’avais cru ça de lui… Non, mais c’était qui cette bonne femme ? En tout
cas qu’est-ce qu’elle pouvait brailler… Les murs en tremblaient… Il y avait des
limites quand même…
Je me suis approchée… Et, d’un coup,
j’ai réalisé… Mais… Mais c’était moi ! Moi de l’autre soir avec Léo qu’il
était en train de regarder… Évidemment que c’était moi… Moi à qui il était en
train de parler…
– Oui, petite Manon, oui… Prends-le ton
bonheur ! Prends-le ! Tu vas voir comme il va être bon… Comme ça,
oui ! Il vient… Il vient… Oh, que je l’aime quand il t’emporte comme ça…
Que je l’aime ! Jouis, ma belle, jouis !
Je me suis enfuie… Légère…
Incroyablement légère… En éprouvant, bizarrement, un extraordinaire sentiment
de gratitude à son égard… L’envie de lui crier merci… Comme ça… Sans raison
apparente… Et je l’ai fait… Au-dehors… Sur le trottoir… À pleins poumons… Au
milieu des gens qui allaient et qui venaient…
– Merci… Merci… Merci…
Heureuse…
Minuit
Réveil en sursaut… Mon portable…
– Manon ? C’est moi, Maman…
– À cette heure-ci ? Qu’est-ce
qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
– Je voulais te demander pardon…
– Mais de quoi donc, grands dieux ?
Tu es où ?
– Dans une communauté de vie… Où on
m’accepte telle que je suis… Où je comprends plein de choses… Je te demande
pardon… Tu me pardonnes ?
– Mais oui… Oui… Évidemment… Oui…
– Merci…
Et elle a raccroché…
30 Mars
Et encore l’Ave Maria de Caccini en me
préparant… J’y suis complètement accro à ce truc… Ça me fascine cette montée en
puissance, tout doucement, de la même phrase obstinément (
obsessionnellement ? ) répétée… J’ai fini par le chanter en même temps que
je l’écoutais… Quatre fois… Cinq fois… Et puis toute seule…
Je le croyais parti Bertrand, mais quand
je suis sortie de la salle de bains il était là, derrière la porte, les larmes
aux yeux…
– C’était magnifique… Sublime… Tu
chantes merveilleusement bien…
– Je crois pas, non…
– Oh, que si ! Il faut absolument
s’occuper de te trouver une chorale où tu pourras donner ta pleine mesure…
– Et le violon ? On laisse tomber
alors le violon ?
– Bien sûr que non ! L’un n’empêche
pas l’autre…
Pas de Léo… Vexé ? À moins qu’il
n’ait voulu me punir pour hier… Oui, ben s’il se met sur ce pied-là on n’a pas
fini… De toute façon Léo, si ça doit se terminer, je crois vraiment pas que
j’en fasse une maladie… Il est beau, oui… Il sait s’y prendre… Mais ça fait pas
tout…
Ce n’était pas prémédité… Je ne pouvais
pas faire autrement, pour me rendre à la bibliothèque, que de passer devant…
C’était ouvert… Un rapide coup d’œil à l’intérieur… Toutes les portes des
cabines étaient entrebaîllées… Personne… J’y suis allée…
J’ai laissé flotter des images… Des
musiques aussi… Toutes celles qui avaient envie de venir… Que j’ai
accompagnées… Du bout des doigts… Quelqu’un est entré en sifflotant… Est
reparti… Quelqu’un d’autre… Qui s’est longuement lavé les mains… Et puis deux
types… – Mais tu le sais bien que je t’aime ! Tu le sais bien ! –
Oui, ben on dirait pas… – C’est pas parce que… – Prouve-le ! Prouve-le
moi ! Là… Tout de suite… – Non… Pas ici, attends, pas ici… C’est bien trop
dangereux… Ils sont partis… Restés quand même avec moi… J’ai fermé les yeux… Je
les ai imaginés… Regardés… Encore des voix… Encore des portes… Et puis le
silence… Plus personne… Je me suis laissé aller… Partir… Un cri à la fin, un
seul, étouffé, mais venu du tréfonds de moi… Un cri suivi d’un soupir de
profonde béatitude… J’ai murmuré…
– Ça fait du bien… Qu’est-ce ça peut
faire du bien…
Un rire derrière la porte… Un rire… Mais
il y avait quelqu’un ? C’est pas vrai qu’il y avait quelqu’un ! J’étais
pourtant persuadée que…
– Ça tu l’as dit ! Ça fait du
bien ! À moi aussi ça m’en a fait de t’entendre… Et pas qu’un peu…
Il a encore ri…
– Mais ce qui va m’en faire encore plus,
c’est de voir ta frimousse de petite branleuse quand tu vas t’extirper de
là-dedans…
Hein ? Oui, ben alors là il pouvait
toujours courir… J’attendrais le temps qu’il faudrait, mais pas question que je
sorte tant qu’il serait là…
– Je sais ce que tu penses… Mais moi
aussi j’ai tout mon temps… Et puis comme ça on va pouvoir discuter un peu tous
les deux en attendant… Faire connaissance… Dis-moi un truc pour commencer…
C’est souvent que tu viens t’amuser comme ça ici ? Ah, tiens, v’là
quelqu’un… Non, non, n’aie pas peur, mon gars… Je parle pas tout seul… C’est
qu’il y a une fille là-dedans… Une fille qui vient de s’en payer une bonne
tranche… Alors on discute du coup… Ça y est ! Il est reparti… Ça avait
l’air de le faire marrer… Quelle heure il est ? Presque midi… Il y a plein
de cours qui vont finir… Il va en débouler de partout des mecs… Avec plein de
copains à moi dans le tas… Qui vont bien rigoler quand je vais leur dire… Qui
vont peut-être vouloir rester ici à discuter avec toi, eux aussi… Oui,
sûrement… Surtout qu’il y en a deux ou trois qui manquent pas d’idées…
J’ai déverrouillé la porte… Je n’avais
pas le choix… Je suis sortie…
– Ah, ben voilà… Mais c’est que t’es
toute mignonne en plus…
Il m’a retenue par le bras…
– Te sauve pas si vite ! Que j’aie
le temps de bien te voir… De bien t’apprendre… Parce que ce soir ce sera mon
tour… En pensant très fort à toi…
22 heures
Bertrand nous a inscrits, lui et moi, à
une chorale… De musique sacrée… Demain soir on commence…
31 Mars
Oh, non, c’est pas vrai !
Il m’attendait sur le campus le type
d’hier dans les toilettes…
– Ce sera pas long… Je veux pas
t’embêter… Juste te remercier… C’était divin ce qu’on a vécu tous les deux hier
soir… Sublime…
Et il s’est aussitôt éloigné… Sans se
retourner…
Et puis Léo… Devant la porte de l’amphi…
– Tiens ! Un revenant…
– Qu’est-ce tu préfères ? Que je te
dise la vérité ou que je te raconte des salades ?
– Que tu me dises qu’il y en a une
autre…
– Toi au moins t’y vas pas par quatre
chemins…
– C’est pas vrai peut-être ?
– Dans un sens, oui…
– Et dans l’autre aussi…
– C’est pas si simple…
– Bien sûr que si… Parce que qu’est-ce
que tu vas essayer de me faire croire ? Qu’il y en a une autre, oui !
Mais qu’elle compte pas… Que c’est juste pour le cul avec elle… Tandis que moi…
Moi, c’est autre chose… Te fatigue pas, va ! J’en ai rien à foutre que
t’aies des sentiments pour moi… C’est pas ce que je te demande… Ce que je te
demande, c’est que t’aies envie de me faire l’amour… Et que tu me le fasses
bien… Je suis pas trop exigeante, reconnais !
Il a reconnu… Il a admis que oui… ça
l’arrangeait bien… Mais au fond de lui-même il était déçu… Ce n’était pas du
tout la réaction qu’il attendait…
17 heures
Kevin à l’ordi… Auquel j’ai raconté tout
ça… Auquel je raconte de plus en plus de choses… Sauf ce qu’il y a peut-être de
plus important… Kevin à qui j’avais promis…
– Ce sera quand ?
– Bientôt… Très bientôt…
23 heures
Le « Stabat mater » de
Domenico Scarlatti elle était en train de répéter la chorale quand on est
arrivés… Tu te demandes comment ils font… Parce qu’ils chantent tous un truc
différent en même temps et à l’arrivée ça te donne un de ces résultats ! À
genoux t’en tomberais…
Ils ont ri quand je leur ai dit ça
pendant une pause…
– Tu t’y feras, tu verras…
– Et tu verras comme c’est exaltant de
faire partie d’un tout comme ça… Quand t’y auras goûté tu pourras plus t’en
passer…
À la fin ils ont absolument tenu à ce
que je chante quelque chose…
– Qu’on entende ta voix au moins…
Je ne me suis pas donné le ridicule de
me faire prier…
Et alors – forcément – l’Ave Maria de
Caccini…
Ils m’ont écoutée jusqu’au bout en
silence…
– Tu as une voix magnifique…
Et Bertrand de se rengorger…
– Je vous l’avais dit… Je vous l’avais
pas dit ?
Ils ont voulu que je recommence…
Le type qui la dirige la chorale a fait
un signe… Et alors là… Une voix avec moi… Une autre… D’autres… Et ça s’est
envolé…
1er Avril
Encore lui… Ce type… Au même endroit…
– Je voudrais te demander quelque chose…
Je me suis arrêtée… Idiote, je me suis
arrêtée…
– Tu recommenceras ? Oh, s’il te
plaît… Tu recommenceras ?
– Sûrement pas, non…
Mais pourquoi j’ai répondu ?
Pourquoi ? Fallait pas répondre…
Je suis repartie…
– Personne saura… Personne… Jamais… Je
te promets…
Il ne m’a pas suivie…
– J’ai envie…
Son désir dressé, impérieux, contre mon
ventre…
– Moi aussi, Léo, j’ai envie…
– Tu viens là-bas ? Comme
l’autre fois ?
– Non, pas là-bas, Léo… Pas aujourd’hui…
Non… Chez moi on va…
– Ça t’ennuierait ?
– Quoi donc ?
– Qu’il nous regarde Kevin… Mon copain
qu’est là-bas… Au Brésil…
– On te donnerait le bon Dieu sans
confession, toi… Mais finalement sous tes airs angéliques…
– Je peux alors ?
– Évidemment que tu peux… J’ai tout à y
gagner… Vu l’état dans lequel ça va te mettre…
– Encore faut-il qu’il soit là…
Il l’était…
– Eh ben dis donc !
– Je savais plus où j’étais…
– Ah, ça, j’ai vu… Pour se régaler il a
dû se régaler ton copain… Mais comment t’as dit qu’il s’appelait déjà ?
– Kevin…
– C’est bien ce qu’il me semblait…
Pourquoi tu l’as appelé Bertrand alors ?
– Bertrand ! Je l’ai pas appelé
Bertrand…
– Ah, si, si ! Même que tu l’as
hurlé quand t’as joui… « Bertrand ! Regarde, Bertrand ! C’est
pour toi… »
Aller vérifier à côté, dans son bureau,
si c’était vrai – et il y avait pas de
raison que ça le soit pas – ça servait strictement à rien… Je sais pas comment
il fait… où elles sont planquées avant… mais elles apparaissent jamais tout de
suite sur son ordi les videos… Seulement une fois qu’il les a vues… J’y suis
quand même allée… Dès que Léo a été parti j’y suis allée… À tout hasard… Rien…
Évidemment rien… Non, mais quel aveu je lui ai fait là ! Non seulement
l’aveu que je suis au courant, mais aussi l’aveu que… Je devrais en être
catastrophée… Eh bien non ! Non… Ce que j’éprouve, au fond de moi, c’est –
bizarrement – un immense soulagement…
23 heures
En sortant de son bureau, il est venu
tout droit frapper à la porte de ma chambre, son violon à la main…
– Il va falloir qu’on parle maintenant
tous les deux, Manon… Ça s’impose…
S’il voulait, oui… Oui, sûrement… Moi
aussi, j’aimerais bien…
– C’est samedi demain… On aura tout
notre temps…
On l’aurait, oui… On le prendrait… Tout
notre temps…
– Il faut aussi que je te dise… Depuis
le tout premier jour que tu sais je sais que tu sais… Dans mon bureau aussi il
y en a une…
– Je le savais… Je crois que je le
savais…
Et il a joué…
2 Avril
– Où tu m’emmènes ?
– À un endroit que tu connais très bien…
Où tu as passé des heures et des heures…
Le petit square sous l’église
Saint-Vincent de Paul… On s’est assis… Sur « mon » banc… Côte à côte…
– Voilà… C’est là que tout a commencé…
– Ça me fait drôle… Il y a des mois que
j’y étais pas venue…
– Tu vois la fenêtre là-haut ? La
deuxième à droite… C’est là que j’habitais… Et que je passais mon temps, dès
que tu étais là, à te regarder étudier… Tu emplissais mes journées… T’attendre…
Te boire des yeux… Et penser à toi… Plus
rien d’autre ne comptait… Que toi… Parfois, le cœur battant, je descendais… Je
longeais ton banc… Le plus lentement possible… Le plus près de toi possible…
Jamais – pas une seule fois – tu n’as levé les yeux sur moi… M’asseoir
là ? En face… En face de toi… J’en crevais d’envie… Bien sûr que j’en
crevais d’envie… Mais je m’étais superstitieusement mis dans la tête que si je
le faisais je te perdrais à tout jamais… Et même… que ça te porterait malheur…
C’était hors de question… Comme il était hors de question de t’aborder… De
venir te parler… Pour te dire quoi ? Que je ne pouvais pas me passer de te
regarder ? Tu m’aurais ri au nez…
– Pas forcément…
– C’est ce que tu penses maintenant…
Parce qu’on se connaît… Parce qu’il y a eu… tout ce qu’il y a eu… Mais à
l’époque… Non… Je ne pouvais espérer continuer à te voir qu’en étant
transparent à tes yeux… Invisible… Inexistant… Je l’étais… Et pourtant
constamment là… Chaque fois que je le pouvais… Je t’accompagnais jusqu’à la
fac… Je te ramenais chez toi… Tu ne t’es jamais – en tout cas je crois – rendu
compte de rien…
– Jamais… Non…
– Une femme t’accompagnait parfois… Ta
mère… J’ai d’abord repoussé l’idée… Qui s’est pourtant peu à peu tout doucement
imposée… Vivre avec ta mère c’était vivre avec toi… Au quotidien… Respirer ton
air… Partager tes repas… Te regarder vivre… Avoir ta présence…
– Je comprends mieux…
– J’ai commencé par déménager… Si je
voulais mener mon projet à bien il me fallait un appartement suffisamment grand
pour vous accueillir toutes les deux… Et puis je me suis débrouillé pour faire
la connaissance de ta mère… Ça a été facile… Beaucoup plus que je ne l’aurais
cru… Tout est allé vite… Très vite… Elle s’était mis en tête, pour je ne sais
quelle obscure raison, de faire les présentations le jour de tes vingt ans… Comme
je l’ai attendu ce moment ! Comme je m’y suis préparé ! Et l’idée a
germé… Le retenir ce moment… Le fixer… Secrètement… Pour toujours… Ce que j’ai
fait… Si tu savais le nombre de fois que je l’ai regardée cette video
depuis ! Seulement… seulement j’avais mis le doigt dans l’engrenage… Il
fallait que je te voie, oui, que je te parle, que tu sois là… Mais ça ne
suffisait pas… Je voulais aussi les moments où tu m’échappais… Toute ta vie…
Tout toi… Et je l’ai progressivement complètement quadrillée ton existence…
Pratiquement pas une pièce de la maison où tu puisses m’échapper… Ce sont des
heures et des heures de toi que j’ai entreposées… Qui sont là, à disposition…
Que je peux reprendre quand je veux… Comme je veux… Chaque fois que j’en ai
envie… Je le fais… Souvent… J’ai mes séquences préférées… Qui ne sont pas
forcément celles auxquelles on pourrait s’attendre… Qui le sont pour des
raisons qui n’appartiennent qu’à moi…
– Jamais personne ne m’a aimée comme ça…
Et jamais personne ne m’aimera comme ça…
– On reste encore un peu… Ça t’ennuie
pas ?
– Non… Non… Bien sûr que non…
– Si j’avais pensé qu’un jour je serais
assis là… Sur ce banc… À tes côtés… Mais ça m’aurait rendu fou de joie !
J’ai laissé tomber ma tête sur son
épaule… Il m’a souri…
– Et maintenant, petite Manon, à ton
avis, il va se passer quoi ?
– Je sais pas…
– Tu aurais envie qu’il se passe
quoi ?
– Ce que tu veux, toi ! Tout ce que
tu veux…
Il m’a pris la main…
– Ce que je veux ? Ce que je
voudrais ? Tu le sais très bien… Et tu le voudrais, toi aussi… Au moins un
peu… Seulement… seulement c’est ce qu’il faut surtout pas qu’il se passe si on
veut éviter que ça finisse tous les deux… Si on se veut un vrai toujours… Tu
comprends ?
– Oui… Même si… Mais oui, je comprends…
Je comprends que tu m’aimes beaucoup plus que si tu m’aimais finalement…
– C’est ça… C’est exactement ça…
Il s’est levé… Moi aussi… Il m’a prise
dans ses bras… Serrée contre lui…
– Laisse-moi te regarder vivre, Manon…
Te voir… Être dans ta vie… Juste être dans ta vie…
– Tu y es… Tu y seras… De plus en plus…
– Marche ! Marche devant moi !
Je n’ai pas eu besoin de lui demander où
il voulait que j’aille… Ça allait de soi… Ça coulait de source… Et j’ai pris le
chemin de la fac… Sans me retourner une seule fois… Sans me préoccuper, en apparence,
le moins du monde de lui…
Il m’a rejointe sur le campus…
– J’en ai passé du temps ici avec toi,
en prenant mille précautions, quand j’étais à mon compte… Ce n’est plus
possible… Et ça me manque… Tu peux pas savoir comme ça me manque… Ignorer ce
que tu y vis… Ce que tu y fais…
– Oh, ce que j’y fais, tu sais !
J’assiste bêtement à des cours généralement chiants comme la pluie…
– Tu n’y es pas à moi… Le reste du temps
que tu passes ici non plus…
– Le reste du temps…
Le reste du temps ? J’avais rencontré
Léo… Et il y avait aussi eu l’autre, là… Celui des toilettes… Dont j’ignore
jusqu’au nom… Et je lui ai raconté… Tout… Dans les moindres détails… Il m’a
écoutée… Sans m’interrompre… Et puis…
– Tu sais de quoi je rêve
quelquefois ? De quelqu’un – d’un complice – qui serait à l’affût de toi
ici comme je le suis, moi, là-bas… On se rencontrerait… On parlerait de toi… Tu
serais, à tous les deux, notre seul centre d’intérêt…
– Je te vois venir…
– Ça t’ennuierait ?
– Oh, non, non… Je le connais pas ce type… Mais il m’émeut… La façon qu’il a de me
regarder… D’avoir tellement envie de m’entendre recommencer… Ça m’émeut…
– On rentre pas déjà ?
– Si ! Chercher la voiture… Je
t’emmène…
– Où ça ?
– Là où on a vraiment fait connaissance
tous les deux…
– À Royaumont !
– À Royaumont, oui !
– Je suis heureuse… Tu peux pas savoir
comme je suis heureuse…
– On y va ?
– Oui, mais avant je voudrais…
J’aimerais…
Il me l’a chuchoté à l’oreille…
– Oui…
J’ai laissé la porte de la salle de
bains ouverte… Escaladé le rebord de la baignoire… L’eau a ruisselé… J’ai
chanté… Et son violon m’a accompagnée… De plus en plus près… Tout près… À côté…
Les yeux dans les yeux…
3 Avril
On y a passé toute l’après-midi d’hier…
À visiter… Trois fois… À écouter une chorale qui répétait…
– C’est quoi ?
– Le Stabat mater de Haydn…
À paresser longtemps sur les bancs en
bordure du plan d’eau…
– Nulle part je ne me sens aussi sereine
et en harmonie qu’ici…
Il a souri…
– C’est souvent le sentiment
qu’inspirent ces endroits imprégnés de spiritualité…
– Tu y crois, toi, aux vies
antérieures ?
– C’est un sujet sur lequel je me
garderai bien de me prononcer…
– Si ça existe alors sûrement que j’ai
été moine ici… Ou quelque chose comme ça… Et toi aussi… Il y a des siècles
qu’on se connaît si ça tombe… En tout cas depuis longtemps…
– Et on ne se lasse pas l’un de l’autre…
La preuve !
Il a bien fallu finir par prendre, à
regret, la route du retour…
– Tu te rappelles cette petite auberge
au bord de la route ?
– Évidemment que je me rappelle !
Et on s’y est arrêtés…
On a parlé… De tout… En vrac… De moi… De
lui… De musique… On a mangé… On a bu… Encore parlé… De Royaumont… Du type à la
fac… Encore de moi… On s’est tenu la main longtemps, à la fin, par-dessus la
table…
– On reste dormir ?
Un sourire pour toute réponse…
Et on a dormi dans les bras l’un de
l’autre…
Là, maintenant, je suis assise à la
petite table près de la fenêtre… Un rai de soleil effleure mon cahier… Des oiseaux
pépient sur les branches d’un cerisier en fleurs… Lui, il dort… Paisible…
Détendu… Moi, je n’ai guère fermé l’œil… Tant de choses à se bousculer dans ma
tête… Et puis j’avais envie… Après une journée comme ça comment ne pas avoir
envie ? Lui aussi il avait envie, mais… il y a ce qu’il m’a dit hier matin
dans le square… D’un côté je lui en suis infiniment reconnaissante… C’est une
sacrée preuve qu’il me donne là… Mais de l’autre je lui en veux ! C’est
infernal comme je lui en veux… J’avais trop envie… On est quand même sacrément
compliqués, nous, les humains…
Quand il s’est enfin levé, il est venu
tout droit se pencher par-dessus mon épaule… J’ai voulu cacher… Il m’en a
empêchée… Et il a lu… Je l’ai laissé faire… Avec son souffle qui vivait dans
mon cou…
– De toute façon tu l’aurais lu
alors ! Comme t’as lu tout le reste… C’est pas vrai peut-être ?
– Tu sais bien que tout de toi me
passionne… Tout…
On a été ensemble sous la douche… Avant
de descendre déjeuner, dehors, sous un toit de chèvrefeuille…
– On fait quoi ?
J’ai haussé les épaules… Quelle
question ! On retournait à Royaumont… Évidemment !
On y a passé la journée…
Quand on est rentrés on s’est longtemps
enveloppés de musique… Sans bouger… Sans parler…
Je l’ai laissé aller se coucher… Et puis
je l’ai rejoint… Dans sa chambre… Et j’ai dormi blottie contre lui…
4 Avril
Il était assis sur le rebord d’un bac à
fleurs à l’entrée de la fac… Il s’est levé… Du plus loin qu’il m’a aperçue il
s’est levé…
– Tu le referas ? Une fois… Au
moins une fois… Juste une fois… S’il te plaît, dis oui… Dis oui…
– Je sais pas…
– T’as pas dit non… Oh, merci… Merci…
– J’ai pas dit oui non plus…
– Mais t’as pas dit non… T’as pas dit
non…
Une fille m’a harponnée au passage…
– C’est bien toi, Manon ?
C’était moi, oui…
– Je peux te parler deux minutes ?
Au sujet de Léo c’est…
– Ah…
– Tu tiens à lui ?
– Sans plus… Mais vraiment sans plus… On
se fait du bien… Et puis voilà…
– C’est pas ce qu’il dit… D’après lui tu
y es accro d’une force…
– Ben voyons !
– Il voudrait te plaquer, mais il peut
pas : tu lui fais un chantage au suicide pas possible…
– Au moins…
– Et il veut pas avoir ta mort sur la
conscience…
– Quel con ! Non, mais attends que
je le voie… Je vais lui parler du pays…
– Dis rien ! Non… Surtout dis rien…
Tu m’as pas vue… Tu me connais pas… C’est juste que je voulais savoir…
– Ben tu sais…
– Je sais, oui… Qu’en fait tu lui sers
d’alibi… Que le temps qu’il prétend passer avec toi – et c’est souvent – il est
pas obligé de le passer avec moi… Il en a rien à foutre de moi… Je le gave… Je
le vois bien que je le gave…
– Tires-en les conclusions…
– Je peux pas… C’est au-dessus de mes
forces… Je l’ai bien trop dans la peau…
– T’es pas allé bosser ?!
– Non… J’avais mieux à faire… M’offrir un petit plaisir… Et renouer avec
une vieille tradition… Je t’ai accompagnée, de loin, jusqu’à la fac…
– Et alors ?
– C’est toujours aussi agréable… Et
même… beaucoup plus… Et ça m’a permis de faire la connaissance de ce brave
garçon à qui tu as parlé en arrivant sur le campus… À propos il s’appelle
Etienne…
– Tu lui as parlé ? C’est
vrai ? Qu’est-ce tu lui as dit ?
– Que tu étais une fille superbe… Mais
ça il le savait déjà…
– Non… Sérieux…
– Mais je suis sérieux ! On ne peut
plus sérieux… Et puis on a discuté… Il était sur la défensive au début… Il
savait pas qui j’étais… Où je voulais en venir… Je lui ai dit que souvent
c’était moi qui t’amenais le matin… Que c’était sur ma route… Ça l’a rassuré…
« Ah, vous êtes voisins » Je ne l’ai pas détrompé… Et on a fini par
aller boire un café tous les deux… Il a osé quelques questions… Sur toi… Sur ce
que tu fais… Sur les gens que tu rencontres… De plus en plus de questions…
« Elle est fascinante, hein ? » « Oh, oui ! »
Le cri du cœur… J’ai enfoncé le clou… « Comment ne pas tomber
amoureux ? C’est impossible… »
« Ça… Je vous le fais pas dire... Et j’en sais quelque
chose… » Je me suis levé… Lui aussi… « Peut-être à un de ces
jours » « Oh, sûrement ! »
– Eh ben dis donc avec toi ça perd pas
de temps, on peut pas dire…
5 Avril
– T’es pas encore parti ? Tu vas
être en retard…
– Non… Je t’accompagne à la fac… Qu’il
nous voie arriver ensemble Etienne…
– Ah, oui ! Oui… Évidemment… Bon,
mais ce que je sais pas, moi, c’est ce que je vais faire maintenant avec lui…
– Je peux pas décider à ta place…
– Enfin si, je sais en réalité…
Si !
– Et c’est ?
– Tu verras bien… Allez ! En route…
Il m’a regardée descendre de voiture…
Approcher…
– Je lui ai parlé à lui, ce type, hier…
Même qu’on a bu un café… Il est drôlement sympa… Si, c’est vrai… On pourrait,
nous aussi… T’as pas envie ? Qu’on boive un café… T’as pas envie ?
– S’il y a que ça pour te faire plaisir…
Mais pas aujourd’hui… Une autre fois…
– Sûr ?
– Promis…
Et Léo… À m’attendre… Toujours au même
endroit… Léo qui m’a prise contre lui…
– On y va ?
– Tu crois pas que t’exagères ?
– Ben quoi ? C’est toi qu’as dit
que…
– Que je me fichais que t’aies des
sentiments pour moi ou pas, oui, je l’ai dit… Mais de là à ne te manifester que
quand t’as envie de baiser à la va vite
il y a une marge, non, tu crois pas ? Ça ne te vient pas à l’idée que je
pourrais avoir envie qu’on passe un peu de temps ensemble tous les deux ?
Au moins un peu… À se promener… À discuter… À boire un coup… À se faire, de
temps à autre, une petite toile… Sans que ça signifie pour autant…
– Je sais… Moi aussi je voudrais…
J’aimerais bien… Seulement…
– Seulement ?
– Seulement j’ai mis les pieds dans un
truc, là…
– Ah, oui ?
– Oui… Une nana… Une chieuse, mais
chieuse… Quelque chose de rare… Pas moyen de m’en dépêtrer… Je peux pas
m’éloigner d’elle cinq minutes sans qu’elle menace aussitôt de s’ouvrir les
veines ou de se jeter par la fenêtre…
– Hein ?! Mais c’est affreux !
Elle est peut-être en train de baigner dans son sang… Et toi t’es là à discuter
tranquillement avec moi comme si de rien n’était… Mais t’es complètement
inconscient enfin !
File ! Va la retrouver !
– Mais non, mais…
– Il y a pas de mais… Je veux pas me
sentir responsable de quoi que ce soit, moi !
Et je lui ai tourné le dos… En riant
sous cape…
À la chorale nouvelle répétition du
Stabat mater de Scarlatti… Je suis restée sur la touche… Difficile de
s’intégrer quand les autres ont déjà des heures et des heures de travail
derrière eux… J’ai écouté… Pour le moment j’écoute… Un vrai bonheur… Qu’est-ce
que ce sera quand je pourrai chanter avec eux !
On est rentrés à pied, Bertrand et moi…
Sans échanger le moindre mot… On était sous le charme…
À la maison on ne l’a pas rompu… On n’a
pas allumé… Ses sonates à Scarlatti… Longtemps… Et cette fois c’est lui,
Bertrand, qui m’a rejointe dans mon lit…
6 Avril
C’est son désir, tendu contre ma cuisse
à travers l’étoffe du pyjama, qui m’a réveillée… J’ai posé ma main sur sa joue…
L’ai doucement caressée… Du bout du pouce… Il a respiré plus vite… S’est
brusquement cabré… Répandu…
– Pardon… Je suis désolé… Je voulais
pas…
Je lui ai lancé une petite gifle-jeu…
– Ce que tu es bête ! Non, mais ce
que tu peux être bête par moments !
– Vaudra peut-être mieux qu’on dorme
plus ensemble à l’avenir… Que ça finisse pas par déraper…
– Et quand bien même ça déraperait… Tu
parles d’une affaire…
– Il faut pas, non… On se perdrait…
– Il y a pas de raison…
– Oh, si ! Si ! Il y en aurait
plein alors des raisons… Je veux pas… Je veux pas que tu sortes de ma vie… Et
ça arriverait… Ça arrivera forcément si on couche ensemble… Comme ça arrive à
tant de monde…
– Que tu crois ! Peut-être que t’as
raison et puis peut-être pas… Mais en attendant il y a personne avec qui j’ai
autant envie qu’avec toi… Il y a personne – je vois clair, tu sais… – avec qui
t’as autant envie qu’avec moi… Et on se prive… Avoue que c’est complètement con
quand même !
Il m’a rejointe sous la douche…
– Tu m’en veux ?
– Sûr que je t’en veux ! Et pas
qu’un peu… Oh, mais non, idiot ! Non… Fais pas cette tête-là… Non, je t’en
veux pas… Comment je pourrais t’en vouloir d’essayer de tout faire pour que
jamais on se sépare ? Ça me touche… Beaucoup… Ça m’émeut… Mais n’empêche
que tu te trompes… J’en suis presque sûre au fond de moi… Nous, ce serait pas
pareil…
– Il y en a tant qui l’ont cru…
J’ai mis ma main sur sa bouche…
– Tais-toi ! Dis rien ! Dis
plus rien ! Et va chercher ton violon… Qu’on fasse comme l’autre fois…
Parce que t’as eu, toi, mais pas moi…
– On va se le boire ce café alors ?
Tu parles qu’on allait se le boire… Il
se l’est pas fait répéter deux fois…
– Bon, ben voilà !
– Voilà, oui… Mais je voulais te dire…
pour le reste… que je recommence… Je voudrais pas que tu te berces d’illusions…
N’y compte pas…
– Hein ? Mais pourquoi ?
– Parce que… jamais j’aurais dû… Jamais…
C’était une folie…
– Mais non !
– Ah, si ! Si ! N’importe qui
pouvait me surprendre… La preuve ! Et encore… J’ai eu de la chance… C’est
tombé sur toi… Qu’es resté discret… J’ose pas imaginer si ça avait été
quelqu’un d’autre… Qui serait allé chanter ça sur les toits… Mais je serais la
risée de toute la fac ! Alors prendre le risque de recommencer ? Non…
Non… Sûrement pas…
– C’est pas obligé que ce soit ici… Ça
peut être ailleurs…
– Oui, mais non… Non…
– Qu’est-ce qui te fait peur ? Si
c’est moi…
– C’est pas toi, non… Simplement il y a
des choses qu’on peut avoir envie de faire à un moment donné et plus du tout
après…
– Ça peut revenir…
– Évidemment on peut jurer de rien… Mais
je crois pas, non…
– J’attendrai… J’attendrai quand même…
En y repensant… Tout le temps j’y pense…
7 Avril
Il était pas là Étienne ce matin… Mais
ça je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même… Ou plutôt… à Bertrand… Parce que
c’était son idée à lui que je lui dise ce que je lui ai dit hier… Ça finira par
me jouer des tours de lui faire aveuglément confiance comme ça…
Étienne était pas là, non, mais Léo,
lui, si !
– Faut qu’on parle !
– J’ai rien à te dire… Va t’occuper de
ta chieuse… Des fois qu’elle se suicide…
– Non, mais ça peut pas finir comme ça
tous les deux enfin ! C’est pas possible…
– Bien sûr que si ! Il y a jamais
vraiment rien eu entre nous… Je veux dire… Rien qui compte vraiment… On s’est
contentés de s’envoyer en l’air… C’était bien… Très bien même par moments… Bon,
mais il y a des dizaines de filles avec qui tu peux faire la même chose… Et il
y a des dizaines de mecs avec qui, de mon côté…
– Ce qui veut dire, si je te comprends
bien, qu’avec moi t’as plus envie…
– Tu comprends très bien…
– Mais pourquoi ?
– Pourquoi ? Parce que j’en ai
marre que tu me prennes pour une conne, figure-toi ! Que tu inventes des
histoires à dormir debout de nanas suicidaires qui te servent d’alibi pour ne
te pointer, la bouche en cœur, que quand t’as envie que je te vide les couilles…
– Oh, mais si c’est que ça ! On
peut en passer du temps ensemble si tu veux…
– Pour que tu me fasses la charité, à
contre-cœur, de quelques instants par ci par là ? Non… Merci bien…
– C’est pas qu’il voulait t’éviter,
Étienne, ce matin, non… C’est qu’il était à la bourre… Et tellement pressé
qu’il allait me passer sous le nez sans même me voir « Oh, pas si
vite ! Trop tard de toute façon… Elle est en cours… » Il s’est arrêté
net… Tout essoufflé… « T’as raté quelque chose… Parce que tu l’aurais
vue ! Adorable elle est aujourd’hui… Un petit haut qui lui va à ravir… Et
une jupette blanche qui lui sautille gaiement sur les cuisses… Faut dire
qu’avec les premiers beaux jours… » Il s’est perdu dans ses pensées… J’ai
enfoncé le clou… « Oh, oui… On va du bon côté… D’ici peu elle va passer
des heures et des heures à bronzer juste en-dessous de ma fenêtre, dans le
jardin… » Sa pomme d’Adam s’est mise à faire des bonds comme un cabri…
« À bronzer ? » Ben oui, à bronzer, oui… Fallait pas que je lui
fasse un dessin quand même ? À bronzer dans un ravissant et minuscule
petit maillot noir… Qui, en réalité, dessinait et suggérait beaucoup plus qu’il
ne dissimulait… Et même… « Et même ? » Je l’ai achevé : et
même, parfois, quand tu étais seule, sûre et certaine que personne ne pouvait
te voir, tu le retirais le maillot… Et alors là ! Là ! Il
écarquillait les yeux… Comme si, d’un coup de baguette magique, j’allais
brusquement te faire surgir, nue, devant lui… « Et alors ?
Là ? » Là ? Il devait bien se douter… Un corps sublime… Comme
rarement il m’avait été donné de… Bon… Mais on était entre hommes… Ça lui
disait de juger par lui-même ? « Un peu que ça me dit ! »
J’ai ri… « Le cri du cœur… Bon… Mais on va voir ça… Susciter une
occasion… » J’ai cru qu’il allait me sauter au cou… « Merci… Oh,
merci… Merci… »
– Ce qui veut dire que tu vas l’amener
ici ? Te poster à une fenêtre avec lui quand je serai dehors ?
– Oh, non ! Non ! Ce serait
prématuré… Et pas question, pour le moment, qu’il sache qu’on habite ensemble…
Pour lui on est voisins… Et seulement voisins… Non… Ce que je vais faire, c’est
lui distiller savamment les videos que j’ai de toi… En m’en tenant, pour
l’instant, à celles où tu te trouves dehors… Dans quelques semaines il ne vivra
plus que pour toi… Nous ne vivrons plus, l’un comme l’autre, que par toi…
8 Avril
– Oh, mais c’est que t’as sorti le grand
jeu ! Il y a longtemps que tu l’avais pas mise cette petite robe… Depuis…
l’Ascension l’an dernier…
– Tu m’étonneras toujours…
– C’est Étienne qui va être content tout
à l’heure…
– Et toi content qu’il le soit…
– Oui… Il est fou de toi… Il le sera de
plus en plus… C’est rassurant…
– Je vois pas ce que ça peut avoir de
rassurant…
– Tu es jeune… Je ne le suis plus… Lui,
si ! Alors pouvoir me dire qu’après moi il y aura quelqu’un pour qui tu
vas compter presque autant que tu comptes pour moi…
Je lui ai déposé un petit baiser dans le
cou…
– Je file… À ce soir…
Étienne s’est avancé vers moi…
– Mes quelques secondes de bonheur
quotidien… Que j’attends impatiemment pendant des heures… Et dont je savoure
ensuite le souvenir, avec nostalgie, pendant des heures…
– Pauvre malheureux !
– Oui, je suis malheureux, oui… Dès que
je cesse de te voir je suis malheureux…
– Je vais pleurer…
– Moque-toi en plus !
– Je me moque pas, mais avoue que…
– Que quoi ? Tu me crois pas, hein,
c’est ça ?
– Oh, si, je te crois, si ! Mais je
crois aussi que tu en rajoutes un peu…
– Et pourtant ! Je peux solliciter
une faveur ?
– Dis toujours !
– Je voudrais que tu m’accordes une
après-midi… Juste une après-midi… Mais une après-midi tout entière… Rien qu’à
moi… Rien qu’à nous… On ferait ce que tu voudrais… Tout ce que tu voudrais… On
irait au cinéma… Ou on se promènerait… Ou on discuterait… Ça m’est égal… On
serait ensemble… C’est tout ce que je demande…
– Ça doit pouvoir s’envisager…
– C’est oui alors ? C’est
oui ?
– C’est oui…
– Oh, merci… Merci… Quand ?
– On verra quand… Je te dirai…
– Tu l’aurais vu ! T’avais vraiment
l’impression que sa vie en dépendait…
– Mais elle en dépendait ! Elle en
dépend…
– Si vous saviez ce que vous êtes
émouvants tous les deux… Chacun à sa manière…
– Et tu vas faire quoi maintenant ?
– La lui donner son après-midi…
Évidemment… Et sans tarder… Je n’ai pas le cœur à lui refuser ça… Il en a trop
envie…
– Tu viens voir ?
– Où ça ? Quoi ?
Dans son bureau… Une video… De moi… De
moi qui prends le soleil étendue sur une grande serviette blanche, au beau
milieu de la pelouse… De dos… De face…. De dos… De face… Dans mon beau maillot
bleu tout neuf… Qui – j’avais pas remarqué que c’était à ce point-là – me moule
de tellement près que…
– Celle-là ?
– Si tu veux… C’est toi qui décides…
9 Avril
– Où tu vas ?
– La lui porter la vidéo à Étienne…
– C’est samedi… Il y sera pas à la fac…
– C’est pas à la fac que je vais… C’est
chez lui…
– Ah… Carrément…
– T’en as mis un temps !
– Il était insatiable… Dix fois… Vingt
fois… il a fallu que je la lui repasse...
– Parce que… tu la lui as pas
laissée ?
– J’avais pas ton accord… Et puis il y a
rien qui presse… Peut-être une autre… Plus tard… Pour le moment qu’il se
satisfasse donc de ce qu’il a vu tout-à-l’heure… Et de ce que je lui ai raconté
à ton sujet…
– Je crains le pire…
– Oh, non ! Non ! Je me suis
contenté de lui dire ce qu’il avait envie d’entendre… Et dont il était déjà
persuadé…
– À savoir ?
– À savoir que parfois, une légère brise
et le soleil aidant, saisie d’un langoureux bien-être, tu t’abandonnes
voluptueusement, dans le jardin, à toi-même… Que tes caresses s’enhardissent…
Et que tu es loin de bouder ton plaisir… Ce dont je possède la preuve…
– Quel menteur tu fais ! Je vois
pas quelle preuve tu pourrais avoir… Jamais je l’ai fait dehors… Jamais…
– Lacune qu’il va impérativement falloir
combler au plus vite… Pour ton plaisir… Pour le mien… Et pour le sien… Il fait
un temps magnifique… Alors je propose que cet après-midi…
– Pas cet après-midi, non… Je lui en ai
promis un d’après-midi à Étienne… Et j’ai très envie que ce soit celui-là…
– Choix judicieux… Très judicieux…
– Si vite… J’osais pas espérer… Je suis
content… Si content… Heureux…
– Tu veux qu’on fasse quoi ?
– Ça m’est égal… Décide ! Du moment
que je suis avec toi… Enfin, si ! Il y a quelque chose que j’aimerais…
Beaucoup…
– Eh bien dis !
– Ce serait qu’on trouve un banc quelque
part dans un square…
– Décidément…
– Que tu t’y assoies… Comme si on se
connaissait pas… Et que tu me laisses te regarder… Aussi longtemps que je
voudrai…
– Et alors ?
– Et alors je l’ai emmené… Tu devines
pas où ?
– Si… Bien sûr que si… Sur notre banc…
Dans notre square… À Saint Vincent-de-Paul…
– Tu l’aurais vu ! Comment il me
buvait des yeux… Comment c’était important pour lui…
– Et vous y avez passé l’après-midi…
– Presque… Quand la fraîcheur a commencé
à tomber il s’est levé… Il a retiré sa veste… Il me l’a posée sur les épaules…
S’est assis à mes côtés… Flanc contre flanc… Il a passé un bras derrière mon
cou… Je me suis laissé aller contre lui… Et on est restés là… Comme ça… Sans
bouger… Sans rien dire…
– Toi, t’es en train de tomber amoureuse
d’Étienne…
– Je crois pas, non…
– Mais si ! Bien sûr que si !
10 Avril
Il a raison… Je suis en train de tomber
amoureuse d’Étienne… Ou plutôt non… Ne nous racontons pas d’histoires… Je
suis amoureuse d’Étienne… Et pas qu’un peu ! Et être amoureuse d’Étienne
– pas facile à expliquer, je sais !
– c’est aussi être encore un peu plus amoureuse de Bertrand… Parce que c’est
son double Étienne… En beaucoup plus jeune… Sa copie conforme… De plus en plus
conforme…
– Il fait beau…
– Je vois bien…
– Alors tu pourrais peut-être…
Maintenant… La vidéo… pour Étienne… Il en a tellement envie…
Et je me suis offerte au soleil…
Longtemps… Dans le cerisier en fleurs, juste au-dessus, des oiseaux chantaient
à tue-tête… Quelque part, au loin, il y avait de la musique…
J’ai eu envie d’être nue… Je l’ai été…
De l’autre côté du haut mur de brique, à droite, il y a eu des voix… Tout près…
De femmes… D’hommes… Posées… Chaudes… J’ai fermé les yeux… Bertrand était là,
quelque part, à une fenêtre… Etienne aussi… En filigrane… Derrière lui… Dans
son ombre…
Mes mains sont parties à ma recherche…
M’ont lentement conquise… Débordée… Et tout a chaviré…
– Tu viens ? Je t’emmène…
– Où ça ?
– Tu verras bien…
Un hôtel…
– Mais qu’est-ce tu veux aller faire
là-dedans ?
– Pose pas tant de questions…
Viens !
Une chambre…
– Tu m’attends là ? J’en ai pour
deux minutes…
Un gros quart d’heure…
– Tu vois la fenêtre, là, en contrebas…
Au deuxième étage… La troisième en partant de la gauche…
Ben oui je la voyais, oui… Et
alors ?
– Et alors c’est celle d’Étienne… Celle
de sa chambre…
– Étienne à qui tu viens de porter la
video… C’est ça, hein ?
– Le début… Seulement le début …
– Jusqu’où ?
– Jusqu’au moment où tu retires ton
maillot… Il t’a nue une seconde ou deux… Pas plus… Le reste il y aura droit
plus tard… Quand il l’aura mérité à force d’en avoir envie…
– Tu penses à tout, toi ! Et tu
comprends tout… Tout…
Juste le rectangle de la fenêtre… Et la
lumière grisée-bleutée de l’écran…
– Tu crois que c’est moi qu’il
regarde ?
– Je crois pas… Je suis sûr…
Et je suis restée à le regarder
regarder… À l’imaginer plutôt…
Quand il a éteint il était cinq heures…
Et Bertrand dormait… Depuis longtemps déjà… Je me suis blottie contre lui…
– Merci… Merci pour Étienne… Merci
d’être toi… Merci pour tout…
11 Avril
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu verrais
ta tête ! Une vraie tête de crevé… T’es malade ?
– Non… Non… Ça va…
– T’es sûr ?
– Certain… T’inquiète pas…
– Ou bien alors… Ah, oui… Oui… Je vois…
– Tu vois quoi ?
– Non… Rien…
– Mais si ! Dis !
– T’as passé la nuit avec une fille…
C’est ça, hein ?
– Je te jure que non…
– Oh, mais j’m’en fiche, moi…
Complètement… Tu me dois rien… T’as pas de comptes à me rendre…
– Je sais bien… mais quand même… Non…
Avec toi je l’ai passée la nuit… Comme toutes les autres depuis des semaines…
Jamais tu me quittes… Jamais…
– Mais bien sûr !
– Bien sûr, oui… Si tu savais !
Les larmes lui sont montées aux yeux… Il
a voulu les miens… Je les lui ai laissés…
Palestrina… C’est ce qu’il a décidé de
nous faire répéter le « patron » à la chorale… Et, si tout se passe
bien, on devrait donner des concerts, fin septembre, dans trois ou quatre
églises du Vexin… On a écouté des motets toute la soirée… J’avoue qu’au début
j’avais le sentiment que ça se ressemblait terriblement tout ça… Que c’était
toujours un peu la même chose… Et puis, petit à petit, j’ai saisi des nuances…
toutes sortes de subtilités qui m’avaient d’abord échappé… Et, au bout du
compte, c’est absolument magnifique…
On est rentrés à pied… Il faisait
incroyablement doux…
– Tu crois qu’il aime la musique
Étienne ?
– Je n’en ai pas la moindre idée…
– Peut-être qu’il joue d’un instrument
et qu’on le sait pas… T’imagines ?
Ce serait génial… Toi au violon… Lui à la flûte ou au clavecin… Un truc
comme ça… Et moi je chanterais… Quel pied on se prendrait tous les trois !
Tu crois pas ?
– Ça fait pas l’ombre d’un doute… Encore
faudrait-il…
– Qu’il joue de quelque chose… Ben oui…
ça !
– Suffit que tu lui demandes et il s’y
mettra… Je le vois mal te refuser quoi que ce soit… Surtout maintenant…
– Tu vas lui donner quand la
suite ?
– Je pensais le faire demain…
– En entier ?
– Non… Non… Bien sûr que non… Au moment
où tu commences à t’occuper de toi ça coupera…
– Tu vas le rendre fou…
– De toi ? Il l’est déjà… Parce que
qu’est-ce qu’il est en train de faire, à ton avis, là, en ce moment ?
– Je sais pas…
– Mais si tu sais ! Tu sais même
très bien… Il s’épuise de plaisir en te regardant retirer ton maillot… Comme il
l’a fait toute la nuit dernière…
– Où tu vas par là ?
– Comme si tu le savais pas ! Là où
tu crèves d’envie qu’on aille… À l’hôtel… Comme hier… Pour pouvoir te poster à
la fenêtre et…
– Tu comprends tout… Tu comprends
vraiment tout… C’en est presque effrayant…
12 Avril
Forte déception de ne pas le trouver là,
ce matin, à l’entrée de la fac… J’ai raté le début de mon cours à l’attendre…
Pour rien… Il n’est pas venu… Je suis allée m’enfermer dans les toilettes des
mecs… La même cabine que le jour où… Comme si ça allait, par magie, le faire
surgir… J’y ai passé plus d’une heure… Puis j’ai promené, tout le reste de la
matinée, ma rancœur et ma désillusion dans les couloirs… Est-ce qu’il est déjà
devenu si important pour moi ?
Bertrand a éclaté de rire…
– Tu peux pas l’épuiser toute la nuit de
plaisir et espérer le trouver là, au matin, frais et dispos…
– J’y suis bien, moi ! Bon, mais tu
l’as vu ?
– Je l’ai vu, oui ! Sur le coup de
midi j’ai débarqué chez lui … Il dormait…
– Et alors ?
– Et alors t’es en fond d’écran sur son
ordi… Et son mot de passe, c’est « Mamanon »
– C’est vrai ?
– Ben oui, c’est vrai…
– Et c’est quoi la photo ?
– La dernière image du bout de video
qu’il a…
– Je vois… Et tu la lui as laissée la
suite ?
– Non… Il l’aura ce soir… Quand on sera
à l’hôtel…
– Tu es machiavélique…
– Bien plus que tu ne l’imagines…
– T’es resté longtemps avec ?
– Deux bonnes heures… On a déjeuné
ensemble… Et beaucoup parlé… On a dit plein de mal de toi…
– Non… Sérieux…
– T’es bien curieuse… On a le droit
d’avoir nos petits secrets, nous aussi…
– J’m’en fiche… Il me le dira, lui… Je
lui ferai dire…
– Ça y est ?
– Ça y est, oui… Il est installé devant…
Il avait qu’une hâte… C’est que je le laisse tout seul…
– Qu’est-ce tu fais ? C’est quoi
ça ?
– Un ordinateur portable…
– Oui, ben je vois bien… Je suis pas
idiote… Pour faire quoi ?
– Pour que tu puisses voir en même temps
que lui – ou presque – ce qu’il voit…
– C’est pas machiavélique que tu es…
C’est démoniaque…
Sa fenêtre en face… L’ordi là-bas…
L’ordi ici… Bertrand… Son souffle dans mon cou… Sa main sur mon épaule…
L’autre… Bertrand qui m’a tout doucement déshabillée… Qui a chuchoté…
– Nue pour lui… Nue pour moi… Nue pour
nous…
Nue…
– S’il savait… S’il se doutait… Que je
suis là… En face…
– Mais il sait peut-être… Je lui ai
peut-être dit tout à l’heure…
– Non… Tu l’as pas fait…
– Mais il saura… Il saura que tu te
caresses en le regardant te regarder te caresser… Il verra même… Le moment
venu…
– Ah, parce que…
– Parce que… oui… Tu sais bien que rien
de ce que tu vis ne tombe jamais dans l’oubli…
– Elle est où la camera ?
– T’occupe pas… Qu’est-ce ça peut faire
où elle est ? T’occupe pas… Occupe-toi de toi…
13 Avril
– Bertrand ?! Tu es où ? Ah,
tu es là…
– Ben oui ! Oui… Qu’est-ce qu’il y
a ? Qu’est-ce qui se passe ? T’as l’air tout excitée…
– C’est Étienne… Je l’ai vu… On a passé
la matinée ensemble… À midi aussi… Et même encore après…
– Oui… Bon… Et alors ?
– Ben rien… Enfin si ! Tout… On a
parlé… Mais parlé ! Et… Et tu vas peut-être m’en vouloir…
– De quoi donc ?
– Je lui ai tout dit…
– Tout quoi ?
– Ben tout ! Qu’on habite ensemble…
Que ça fait des années que tu me filmes sous toutes les coutures… Que je sais
que tu lui passes des videos… Que deux soirs de suite on a été à l’hôtel en
face de chez lui…
– Il fallait bien qu’il finisse par le
savoir… Et autant que ce soit toi qui lui apprennes… Il a pris ça
comment ?
– Oh, bien… Bien… Ça nous a encore
rapprochés tous les deux ! T’es pas fâché au moins ?
– Non… Bien sûr que non… Pourquoi je
serais fâché ? Au contraire… La relève est assurée…
– Par contre il dit que peut-être
maintenant tu vas vouloir que je m’en aille de chez toi maintenant…
– Il me connaît bien mal… Et toi, tu
crois une chose pareille ?
– Oh, non… Non…
– Encore heureux… Manquerait plus que
ça… Tu me décevrais… Beaucoup… Non… C’est moi qui partirai… Un jour ou l’autre…
Il faudra bien… Personne n’est éternel…
– Ce que je peux détester quand tu
parles comme ça !
– J’ai trente ans de plus que toi…
– Je sais… Je sais… Tu me le répètes assez…
Je sais… Mais j’ai pas envie de le savoir… J’ai pas envie d’y penser…
– Seulement le jour où ça arrivera…
– Le jour où ça arrivera ça arrivera
sans qu’on ait seulement jamais fait l’amour une seule fois tous les deux… Je n’aurai même pas ce souvenir
de toi… De nous…
Il m’a attirée tout contre lui… Les
larmes lui sont montées aux yeux…
– Si, tu l’auras ! Si !
Viens !
Il ne m’a pas dit où… Mais je le savais…
Je l’ai su tout de suite…
On a roulé… Sans parler… Les symphonies
de Théodore Gouvy… De temps à autre il
me souriait… Ou bien posait doucement sa main sur mon genou… Heureux… Moi
aussi… Heureuse…
À Royaumont pas âme qui vive… On a fait
le tour de l’abbaye… Deux fois… Trois fois… On s’est assis sur notre banc… Un
couple de mésanges nous a survolés… Le soir est lentement tombé…
Notre auberge… La même chambre… Il m’a
longuement redessiné le visage… Les tempes… Le front… Les joues… Le cou… Les
lèvres… Dans ses yeux il y avait du désir… Beaucoup de désir… Et une infinie
tendresse…
Il m’a redessinée toute… Jusqu’au plus
intime de moi-même… À caresses amoureusement répandues… Voluptueusement
étirées…
Je l’ai voulu en moi, impatiente… Il est
resté dans mes yeux tout le temps de mon plaisir… Et puis il a gémi le sien,
agrippé à mes cheveux… Il n’est pas parti… Il est resté… Il m’a habitée…
Et on s’est endormis de bonheur dans les
bras l’un de l’autre…
14 Avril
– J’ai une faim de loup…
– Et moi donc !
En bas la patronne nous a souri…
Complice… Nous a servi un plantureux petit déjeuner…
– Ah, ça va mieux !
On s’est pris la main par-dessus la
table…
– Tu sais… Je voudrais te dire… Ça va
peut-être te paraître bizarre… Mais c’est comme si ce qui vient de se passer
là, cette nuit, ça me donnait vraiment le droit d’être enfin complètement avec
Étienne… Autant qu’avec toi… Tu comprends ?
– Évidemment que je comprends… Très
bien… Très très bien… Beaucoup plus sans doute que tu ne crois… Mais faut y
aller maintenant… Il va t’attendre…
J’ai quand même voulu retourner à
Royaumont…
– Oh, si ! Vite fait… Juste pour la
voir… C’est important pour moi ce matin… Tellement…
On y est restés plus d’une heure…
Du plus loin qu’il m’a aperçue il s’est
précipité vers moi, souriant, les yeux pétillants de bonheur…
J’ai posé mes lèvres sur les siennes…
– Bon anniversaire, Étienne…
– Merci… Mais… Mais comment tu
sais ?
– Ah, ça, c’est mon secret…
T’occupe ! Bon, mais il y a toujours un cadeau pour un anniversaire,
non ?
Il a regardé mes mains, mon sac, moi…
Sans comprendre…
– Viens !
Ceux des hommes… À la porte il s’est
arrêté, m’a regardé, stupéfait…
– Eh ben viens !
Il n’y avait personne… La même cabine
que le jour où… Je l’ai poussé dedans… Je nous ai enfermés… Je l’ai fait
asseoir… Je me suis installée sur lui, une jambe passée de chaque côté…
– Laisse-toi faire… Laisse-moi faire…
Il s’est abandonné…
– Et si ?
– Et si quoi ?
– Et s’il venait s’installer ici, avec
nous, Étienne ?
Je lui ai sauté au cou…
– Tu voudrais, c’est vrai ?
– Si je te le propose…
– Qu’est-ce qu’il va être content !
Qu’est-ce que je suis contente !
C’est la première chose qu’on ait faite…
Dès qu’il a été là… La regarder la video… La fin… C’est moi qui ai voulu… Qui
ai demandé… On s’est mis au lit… Tous les trois… Moi au milieu… Bien serrée
entre eux… Et Bertrand l’a lancée…
Etonnant !... J'ai beaucoup aimé. J'ai parcouru la première page et je n'ai pas décroché jusqu'à la dernière.
RépondreSupprimerCa faisait bien longtemps que je n'avais pas lu un texte de cette qualité. Bravo !...
Avoir lu ce texte d'une seule traite, c'est très flatteur pour moi, mon cher Waldo...
RépondreSupprimerVos compliments me touchent d'autant plus que j'apprécie infiniment vos dessins et votre univers...
Pour moi écrire est d'abord et avant tout un plaisir... J'apprécie qu'il soit parfois communicatif...
Comme Waldo, j'ai tout lu d'un trait, sans pouvoir m'arrêter....Quelle progression...une succession de ressentis à cette lecture...moi aussi je vous dis bravo..
RépondreSupprimerMerci à vous aussi...
SupprimerVotre appréciation ne peut que m'encourager à poursuivre encore et encore... À creuser inlassablement mon sillon...
Bonne journée à vous...
21:46 _ 22h47
RépondreSupprimerTombée sur votre blog par un merveilleux hasard. J'ai commencé à lire les premières lignes, et je n'ai pas pu m'en décrocher jusqu'à la fin. Je me suis reconnue à travers ces mots, un peu. Merci infiniment !
Vous aussi vous vous êtes laissée emporter jusqu'à la fin? Décidément!
SupprimerQue vous vous soyez reconnue un peu dans cette histoire me comble d'aise... J'aime qu'un texte, d'une façon ou d'une autre, éveille des échos chez celui ( celle ) qui le lit...